De lui, vous connaissez sans doute l’inspecteur Canardo, cigarette au bec et imper mou sur le dos, héros désabusé de la BD. Le dessinateur Benoît Sokal est surtout désormais le créateur de jeux vidéo d’aventure à succès. A l’occasion
de la sortie de L’Ile noyée, rencontre avec ce personnage à l’?”il malicieux, dans les locaux de sa société de production, White Birds. Avant l’entretien, le dessinateur ouvre un carnet de croquis, et commence à travailler sur l’esquisse d’un
étrange volatile : ‘ Je bricole en même temps, mais ce n’est pas grave. ‘Micro Hebdo : Auteur de bandes dessinées avec notamment la série des Canardo, vous êtes aussi le créateur de cinq jeux vidéo. Comment êtes-vous passé de l’un à l’autre ?
Benoît Sokal : Je suis passé de l’un à l’autre en 1995, à un moment où le monde de l’édition s’intéressait au numérique. On commençait, par exemple, à pouvoir gérer la colorisation des bandes dessinées avec
l’ordinateur. C’était aussi l’arrivée des premiers CD-Rom multimédias et des premiers jeux d’aventure comme Myst et Riven. A cette époque-là, j’étais fan d’images de synthèse : j’avais vu les films du festival Imagina, le jeu Myst, le film
Jurassic Park… C’était la première fois que l’on croyait aux dinosaures en 3D, contrairement aux chaussettes habillées qu’on voyait avant !
Dans cette période charnière, j’ai proposé à mon éditeur de BD de faire un CD-Rom interactif, ce qui était relativement à la mode à l’époque, et j’ai commencé quelque chose, au départ modeste, qui allait devenir l’Amerzone après une
très longue gestation. Le projet est sorti en 1999, soit quatre ans après.La bande dessinée permet une totale liberté d’expression. En est-il de même avec le jeu vidéo ? Les impératifs techniques ont-ils bridé, frustré votre imagination ?
Technologiquement, au contraire, la 3D est autrement plus puissante que la BD pour raconter une histoire, même à l’époque de l’Amerzone. Avec la bande dessinée, on reste relativement spectateur, avec la 3D, on est immergé dans un décor.
Le jeu vidéo permet de sauter à pieds joints dans l’image, ce que tout lecteur rêverait de faire. Bien sûr, on peut dire qu’on est obligé de prendre un nombre réduit de polygones et qu’on est un peu frustré au début, mais ce ne sont que des
épiphénomènes.
C’est surtout l’argent qui joue le rôle de contrainte, beaucoup plus que la technologie. On peut, du jour au lendemain, décider de faire une bande dessinée. Vous ne dépendez de personne, le risque éditorial est relativement minime. Par
contre, le jeu vidéo coûte très cher. Les gens sont plus timorés : pour un projet important, ils vont peser le pour et le contre 150 fois, regarder combien de jeux similaires se sont vendus. Là est la vraie contrainte. Le jeu vidéo sera
vraiment un moyen d’expression le jour où il bénéficiera d’une infrastructure d’aide et de soutien au moins équivalente à ce qui existe pour le cinéma, ce qui permettra de découvrir de nouveaux talents.Aujourd’hui sort votre nouveau jeu vidéo, L’Ile noyée, une enquête policière où le joueur incarne l’agent Jack Norm. Abordez-vous chaque jeu de la même façon ?
Pour L’Ile noyée, c’est un peu particulier. J’ai d’abord imaginé l’histoire : un milliardaire a un caprice en fin de vie, celui de construire une tour new-yorkaise sur une île déserte, comme un phare au milieu de l’océan, et moi, ça
me plairait d’avoir un tel endroit. Je voulais ensuite faire une enquête policière dont la structure serait assez semblable à celle d’un Cluedo : un certain nombre de suspects dans un lieu clos, et le joueur, par un système d’enquête, qui doit
découvrir le coupable. En l’occurrence, le jeu se double d’une course contre la montre puisque l’île a tendance à sombrer. On est en plein tsunami : si l’île disparaît, le crime et les traces du crime s’effacent et l’enquête est fichue.
Le jeu vidéo, parfois, manque de vrais scénaristes. Je souhaiterais initier une série où l’on inviterait des auteurs de polars à développer une idée, un univers, à partir de quelques règles de départ : une dizaine de coupables
potentiels avec un lieu clos. On prendrait ensuite le relais informatique.Chacun de vos jeux est marqué par un univers très particulier…
J’essaie en effet de caractériser au maximum les jeux que je fais. Il y a une chose que je n’aime pas dans le jeu vidéo, mais qui existe aussi dans la bande dessinée, c’est le manque de parti pris. Sous l’influence de l’heroic fantasy,
on mélange des choses qui n’ont rien à voir : je prends la petite jupe des Romains parce qu’elle est belle, je prends le chapeau d’Arsène Lupin, je prends la tenue d’un alien du futur, et je mélange tout, un peu comme pour les avatars de Second
Life. On barbouille ! Cette espèce de barbouillage est faite au niveau de la définition des personnages, mais aussi de l’histoire. J’essaie d’éviter cela : je réfléchis beaucoup au style, au décor, à l’ambiance générale. Pour L’Ile noyée,
je voulais une tour typique de Manhattan. C’est donc du style Art déco des années 30. Comme il s’agissait surtout d’un problème architectural, on a fait énormément de recherche de documentation. Pour les jeux précédents, qui faisaient plus appel à
l’imaginaire, avec des animaux bizarres, je dessinais davantage.Quand on compare la liste des albums de Canardo et celle de vos jeux, deux titres reviennent, L’Amerzone et L’Ile noyée. Que faut-il comprendre ?
Rien de mystérieux ! Quand j’ai commencé la série Canardo [au début des années 90, ndlr], ça a plutôt bien fonctionné. Il y avait une grosse pression de mon éditeur pour que je fasse des Canardo. J’avais des
scénarios qui n’entraient pas forcément dans cet univers et que je plaçais un peu au chausse-pied, en me disant que telle idée aurait pu avoir un développement différent. C’était le cas pour l’Amerzone (un pays inventé) et pour L’Ile noyée, et je me
disais que j’y reviendrais un jour si j’en avais l’occasion…Comme vos jeux précédents, L’Ile noyée est un jeu typique de point&click. Aujourd’hui apparaissent des jeux qui mêlent fiction et réalité en faisant appel à Internet, aux SMS, à la messagerie électronique. Ces pistes de
réflexion sont-elles les vôtres ?
Internet intéresse beaucoup White Birds [la société de production de Benoît Sokal, ndlr] en tant que support pour des fictions ou des jeux. Mais je trouve qu’aller chercher un indice sur le Web est davantage de
l’ordre du gadget. On peut très bien programmer dans le jeu un navigateur Internet, ça ne changera pas fondamentalement les choses. C’est vrai qu’il y a des évolutions du jeu vidéo, mais il faut prendre ce qui, de mon point de vue, sert l’histoire.
Dans ce type de jeu, il y a des familles qui n’ont plus rien à voir entre elles et qu’il est totalement infantile de comparer. Et c’est tant mieux ! Il en faut pour tous les goûts, pour tous les âges et pour toutes les sensibilités.Que ce soit la BD ou le jeu vidéo, il faut à la fois un bon scénario et de bons dessins. La 3D aujourd’hui explose au cinéma. Avez-vous des projets de court ou de long-métrage en 3D ?
J’ai très envie de faire un film en images de synthèse, ça me paraît l’étape suivante de mon travail. Avec François Schuitten [auteur de bandes dessinées, notamment des Cités obscures, ndlr],
nous avons écrit un scénario, Aquarica. Petit à petit, les choses se mettent en place, on en est aux premières images 3D du pilote. C’est un projet qui nous tient vraiment à c?”ur. Rien n’empêchera, par la suite, d’en faire un jeu vidéo ou une BD
mais, pour le moment, le but est de faire un long-métrage.www.whitebirdsproductions.com la société de production cofondée par Benoît Sokal
www.ile-noyee.com le site officiel du jeu
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