Micro Photo Vidéo :Dans vos montages numériques, vous questionnez autant la mémoire des hommes que celle des images, en mélangeant sources et techniques iconographiques. Expliquez-nous votre démarche.Louise Merzeau : La question de la mémoire est primordiale dans ma pratique photographique. Mon intérêt porte sur la contamination réciproque des images et les phénomènes de retour, ou de revenance, qui se manifestent dans nos rapports à l’image. Cette question appelle inévitablement celle de la technique, objet d’exploration et d’appropriation, autre fil conducteur de mon travail. La mémoire des images est d’abord celle de ses modes d’apparition, donc de ses supports, de ses outils, de ses dispositifs. Créer des images revient moins, pour moi, à inventer de nouvelles formes qu’à revisiter l’histoire de ces techniques, parce qu’elle habite de toute façon le regard.
MPV : Comment avez-vous abordé la technique numérique ?L. M. : Tout d’abord par le biais de montages réalisés à partir de photos numérisées. Puis, je suis passée à l’appareil numérique… pour finalement reléguer tout mon matériel argentique ! Très vite, la maniabilité de l’appareil (un Nikon Coolpix) et son extraordinaire souplesse dans la capture des lumières les plus difficiles m’ont orientée vers un mode de prise de vue que je ne pratiquais pas du tout auparavant : plus proche de l’instantané (même si je prends toujours du temps pour faire une image), donc plus orienté vers le quotidien. C’est ainsi qu’est né mon journal photographique en ligne, Au jour le jour, dans lequel je porte mon attention sur le non-événement plutôt que sur l’anecdote. Les photos sont le fruit d’une disponibilité du regard, et non d’une mise en scène, d’un discours ou d’une intention particulière. Elles introduisent un arrêt, une détente, un vide, dans un rythme de vie souvent effréné. Elles redonnent ainsi du corps à tout ce que notre indifférence nous porte à ne pas voir : les objets prosaïques, les ‘ blancs ‘, les petits accidents de lumière qui enchantent le quotidien.
MPV :Dans Souvenirs (imaginaires) d’Europe centrale, vous mélangez fiction et Histoire, imaginaire et mémoire, en recomposant, par montages numériques, une correspondance familiale fictive sur les traces d’une Yougoslavie en guerre. Racontez-nous.L. M. : Cette série a pour moi une grande charge émotive et représente un fort investissement de ma part. Elle est née de plusieurs souffrances : le spectacle d’une guerre à nos frontières, l’affrontement violent des opinions, le départ d’une personne aimée. Mon but était d’extérioriser ce que réveillait en moi cette actualité, omniprésente, mais finalement privée d’images. Combinant une mémoire familiale, une mémoire personnelle et une mémoire collective, ces montages questionnent l’identité et le rapport à l’autre. Ils suggèrent comment notre rapport au monde est nourri de réminiscences qui enchevêtrent le réel et l’imaginaire, le document et la fiction, le collectif et l’intime…
MPV :Comment avez-vous réalisé techniquement ces cartes postales fictives ?L. M. : La série repose sur le principe des calques qui permettent de superposer des couches d’images en jouant des transparences et des opacités. Les cartes postales proviennent de mes archives familiales. Les photos sont des vues réalisées lors de différents voyages en Europe (sauf en Yougoslavie, où je ne suis jamais allée…). Enfin, les dates et les noms de lieux ajoutés sur les cartes sont le fruit d’une sélection, naturellement orientée, effectuée à partir d’articles, d’ouvrages ou de témoignages portant sur ce conflit.
MPV : Quelle esthétique de l’image recherchez-vous ?L. M. : C’est difficile à formuler… Ce que je sais, c’est que je veux à tout prix éviter l’imagerie high-tech, lisse et aseptisée, généralement associée au numérique. Je cherche à restituer une matière, une lumière, une épaisseur de la trace, qui restent spécifiquement photographiques. J’affectionne aussi le ‘ tissage ‘ du texte et de l’image, parce que l’écriture est l’une de ces matières qui nourrissent notre imaginaire.
MPV : Plus récemment, dans la série In God They Trust, vous portiez un regard direct sur l’actualité et la guerre en Irak. Comment avez-vous procédé pour ces montages numériques ? Que cherchez-vous à montrer ?L. M. : Pour cette série, chaque montage superpose trois couches qui représentent chacune un support, un temps, un degré d’éloignement ou de proximité avec l’actualité : une photographie originale réalisée au Moyen-Orient ou aux États-Unis, avant ou après l’offensive américaine en Irak ; une photographie d’un écran de télévision montrant des images issues de chaînes d’information continue sur la guerre en Irak ; l’image numérisée d’une plaque de daguerréotype oxydée. Je cherche ainsi à montrer comment notre rapport au monde est filtré par de multiples représentations, ni plus mensongères ni plus fiables les unes que les autres. Dans notre perception, chaque image est hantée par d’autres images, qui peuvent revenir d’un passé lointain, comme d’un voyage ou d’une émission de télévision vue quelques jours plus tôt. Le montage donne à voir cette contamination entre imaginaire et information, en reconnaissant à toutes les images ?” y compris celles des médias ?” le rôle qui leur revient dans la construction de nos croyances et de nos adhésions.
MPV : Vous avez enseigné en atelier l’art du montage numérique à des non-initiés. Comment abordez-vous ce travail numérique avec eux ?L. M. : Il s’agissait moins d’un enseignement que d’une initiation aux principes de base de Photoshop, destinée à encadrer la réalisation de travaux personnels. Le parti pris de cet atelier était d’envisager le numérique comme un outil de création et non comme une fin en soi. Si l’on a un désir et une intention, le savoir-faire suivra…
MPV : En tant que photographe et chercheur en sciences de l’information, quel rôle joue pour vous la photographie à l’ère de l’image numérique ?L. M. : Vaste question ! Pour faire vite, le numérique donne une nouvelle impulsion à la photographie. D’abord parce les supports argentiques gagnent une aura qui leur faisait défaut quand le seul point de comparaison était l’image peinte (il suffit de voir comment les tirages anciens ont conquis une place dans le marché de l’art…). Ensuite, et surtout, parce que l’âge du numérique est davantage celui des images hybrides que celui des images de synthèse proprement dites. Si elles sont vues sur des écrans, et si elles sont désormais calculables, les images qui circulent sur nos réseaux ont presque toutes une origine photographique. Elles procèdent bien de la capture d’un rayonnement lumineux. En revanche, en accentuant la disponibilité des images, le numérique risque de les réduire de plus en plus à l’état d’objets de consommation. Il est donc urgent de réhabiliter leur portée culturelle, en montrant par exemple qu’une image numérique nécessite elle aussi du temps, du savoir, de la mémoire ou de la dépense…
MPV : Site web, exposition, livre, cd-rom, vous diversifiez vos supports de publication. Comment naviguez-vous de l’un à l’autre ? Lequel privilégiez-vous ?L. M. : C’est là aussi l’un des effets majeurs de la révolution numérique : le nomadisme des images qui peuvent désormais passer d’un support à un autre. J’essaie d’exploiter pleinement cette mobilité, car c’est une façon d’ouvrir de nouvelles pistes pour chaque série d’images. Tout médium a ses spécificités (format, texture, vitesse, mode de diffusion, conditions de réception, etc.), et à chaque fois, l’image produit des effets différents. Le tout est de choisir le bon support en fonction du type d’échange que l’on souhaite.
MPV : Votre actualité est la reprise, depuis novembre 2004, de votre journal photographique renommé Passer/classer. Quatre ans après, en quoi diffère-t-il ?L. M. : La pratique du journal photographique est une discipline contraignante, mais aussi un bel enrichissement. C’est pourquoi j’ai souhaité renouveler l’expérience en changeant d’approche : la publication est devenue hebdomadaire et les images sont désormais classées dans sept rubriques : donner/recevoir/désirer/faire/perdre/passer/disparaître. Outre le clin d’?”il au livre de Perec (Penser/classer), ces nouvelles contraintes me permettent de donner libre cours à ma passion du classement, tout en jouant du caractère aléatoire ou arbitraire de toute classification. Elles introduisent en tout cas une plus grande distance par rapport à la simple capture chronologique du quotidien sur laquelle reposait mon premier journal.
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