Micro Photo Vidéo : Comment vous êtes-vous initié à la photographie et à la retouche d’images ?Arnaud Delrue : J’ai commencé en autodidacte, par la photographie noir et blanc et des séances de chambre noire improvisées chez moi. La photographie a pris de plus en plus de place dans ma vie et j’ai décidé d’en faire un métier. Je suis à présent une formation à l’ENS Louis Lumière en section photographie, où j’entame ma dernière année. Au fur et à mesure de mes essais photographiques, j’ai affiné le choix de mes sujets et de mes outils. Le numérique s’est alors imposé à moi. L’outil de traitement de l’image qu’il représente, du montage à la retouche, est devenu incontournable pour réaliser mes images. En outre, il constitue un moyen d’expérimentation très économique. Il m’offre une réelle autonomie et le contrôle de l’image du début à la fin.MPV : Dans Mélancolies, vous questionnez et dénoncez les représentations stéréotypées de la féminité par les médias, en substituant les traits de votre visage à ceux de mannequins étalés dans les magazines féminins. Quelles sont pour vous ces images stéréotypées ?A.D. : Je pense ici aux images qui nous abreuvent depuis notre naissance dans les magazines, à la télévision, dans l’affichage public, et qui peuvent influer sur notre comportement, voire notre identité. Les médias proposent arbitrairement des modèles d’identification auxquels nous adhérons et à partir desquels nous nous construisons. Ce sont les promoteurs d’un idéal de beauté et de réussite sociale, fondé sur des valeurs libérales et patriarcales. Il suffit de regarder deux ou trois magazines pour se rendre compte que les attitudes, les poses sont systématiques et récurrentes : pour une femme, le regard droit vers l’appareil, ou faussement surpris, les lèvres pulpeuses impeccablement maquillées, légèrement ouvertes ; pour un homme, le regard ténébreux, les yeux mi-clos, ou complice. Ou encore la pose bipolaire du couple : l’homme viril et puissant qui protège de ses bras une femme lascive et fragile… Tout est une histoire de codes bien établis.MPV : Comment réalisez-vous de A à Z ces portraits recomposés et travestis de Mélancolies ?A.D. : La première étape de mon travail consiste à rechercher des images exploitables (bonnes définition et impression) dans les magazines féminins : des portraits, des publicités présentant homme ou femme. Je numérise cette image en 1 200 dpi pour être sûr d’avoir tous les détails. Elle sera ensuite floutée pour effacer la trame du magazine. Deuxième étape, la prise de vue en auto-portrait, en studio improvisé chez moi. Je cherche à reproduire au maximum l’ambiance de l’image magazine : recréer la même lumière (elle crée le volume et une incohérence qui déforme complètement un visage), conserver le point de vue, imiter la pose. Ce mimétisme parfait est difficile à retrouver en étant à la fois devant et derrière l’appareil. J’ai bien essayé avec un miroir, mais cela restait très aléatoire et improductif. Je me fais donc aider pour la pose. Quelqu’un vérifie le cadrage, et m’oriente pour que la position de mon visage corresponde exactement à celle de l’image publicitaire. Je garde le même fond bleu et le même cadrage afin d’unifier la série. Une fois réalisé, cet autoportrait est lui aussi numérisé en pleine résolution sur mon scanner Epson 3200. Vient alors la troisième étape, la phase d’assemblage et de retouche. Pour deux heures de prise de vue, il y a environ une journée de travail sur ordinateur. L’idée n’est pas compliquée en soi, mais demande beaucoup de soin et donc d’heures de travail.MPV : Pour chaque portrait recomposé, vous empruntez et vous vous appropriez des éléments faciaux de votre modèle du magazine, puis retouchez le visage fusionné. Comment procédez-vous ?A.D. : Il s’agit d’une superposition de plusieurs images assemblées par des calques Photoshop 7. Car, si au départ il n’y a que deux images (l’autoportrait et la pub), ensuite cela se multiplie vite, puisque je morcelle en différentes parties l’image du visage qui m’intéresse pour transformer mon autoportrait. Par exemple, pour la partie féminine de Mélancolies (portraits en couleurs sur fond bleu), j’emprunte systématiquement la bouche et les yeux du modèle (les premiers éléments marquants d’un visage) pour me les attribuer. Pour la partie masculine (portraits en noir et blanc), j’ajoute également la mâchoire, sa forme, sa pilosité, en plus de la bouche et des yeux. Le reste c’est moi : le front, les joues, le nez, les cheveux, les oreilles. Concrètement, je retouche d’abord la couleur des deux visages, notamment le rendu de la peau, pour conserver une cohérence. Je superpose ensuite les images en ajustant les proportions, puis je réalise la mise en forme avec des calques de fusion, en travaillant des zones d’images limitées par des masques, et affinées avec l’outil pinceau. Enfin, je retouche l’ensemble pour adoucir et féminiser le visage, ou le durcir et le masculiniser. Le montage ne marche pas toujours. On peut tomber dans le grotesque : des visages monstrueux, nés d’une bouche décalée par défaut du même axe de prise de vue, des ombres incohérentes, etc. Ce n’est pas ce que je recherche.MPV : Pensez-vous que la prépondérance dans la chaîne photographique d’un outil numérique comme Photoshop implique une uniformisation des techniques de retouche et des visages ainsi retravaillés ?A.D. : Peut-être. On prend rapidement des habitudes de travail. Il est tellement facile de lisser un visage, de lui retirer la moindre irrégularité. J’emploie moi aussi l’outil privilégié de la retouche beauté : le nouveau ‘ tampon magique ‘ ou healing, représenté par une icône sparadrap dans la palette d’outils de Photoshop. Il permet de corriger une image à la manière de l’outil tampon (par clonage d’une partie de l’image sur une autre), mais cette fois-ci de manière ‘ intelligente ‘, en respectant les qualités de luminosité, d’ombrage et de texture. J’aime aussi changer de méthode de travail et découvrir de nouveaux outils ou techniques qui susciteraient de nouvelles idées. Par exemple, j’ai depuis longtemps envie de recréer entièrement des décors en 3D.MPV : Avez-vous en référence des photographes numériques qui travaillent sur des thèmes similaires ?A.D. : Je suis très sensible aux travaux d’Inez Van Lansweerde, par exemple, qui propose des nus sans pilosité ou qui pose des sourires d’adultes sur des visages d’enfants. Je pense aussi à Ugo Rondinone, qui colle son visage sur les têtes des mannequins de photos de mode, à Aziz et Cucher qui fabriquent des visages sans orifices, complètement hermétiques. Ou encore à Jiri David, qui a fait pleurer les grands de ce monde (en rougissant les yeux des chefs d’État). Même si je ne me sens pas forcément proche de leurs discours, ces artistes m’ont permis d’appréhender toutes les possibilités du numérique.MPV : À propos de l’autoportrait, vous parlez d’un ‘ mythe du moi artiste ‘. Pouvez-vous être plus explicite ?A.D. : J’exploite la forme de l’autoportrait et traite de l’artiste pris comme propre sujet de son travail. Je fais ici référence à toutes les interprétations psychologisantes que l’on prête généralement à l’autoportrait. On le considére souvent comme une pratique narcissique permettant à l’auteur de mener une quête identitaire nombriliste. Mon propos est ironique face à cette sacralisation de l’auteur et à cette image d’artiste névrosé, plongé dans une quête permanente de l’?”uvre ultime qui lui permettrait de s’accomplir en tant qu’individu.MPV : Dans vous questionnez l’image du C’est la vie, couple en montrant, toujours en autoportrait, un homme et une femme au quotidien. Dans quel but ?A.D. : Mon désir était d’amener le spectateur à réfléchir sur ce qui fonde sa propre condition d’homme ou de femme. Pour moi, la construction identitaire se fait à travers les codes imposés et systématiques de l’éducation, de la société, de la culture. Je voulais créer des personnages qui absorbent toutes les normes et les stéréotypes, et qui les projettent dans leur quotidien. J’ai réalisé cette série à une période où je (re)découvrais le travail de Jeff Wall. D’où peut-être mon attirance pour les petits gestes presque imperceptibles qui brouillent le sens des images. Ce qui est troublant, à mon sens, c’est que l’on obtient des images finalement banales qui renvoient à notre propre vie sociale. Et ce qui transfigure peut-être cette banalité est justement cette ressemblance troublante qui lie les deux personnages, flottant entre deux sexes, entre deux identités. Cette série ne raconte pas une histoire, mais des moments d’intimité reconstruits. Je laisse le spectateur fabriquer son propre scénario à partir d’une image comme de la série tout entière.MPV : Dans cette série, vous fusionnez donc deux autoportraits représentant les deux figures du couple. Quelles sont les principales difficultés de cette mise en scène double, de la prise de vue au montage ?A.D. : Je fais beaucoup de dessins préparatoires pour caler la position des deux personnages dans le cadre. Je déclenche à distance avec une poire reliée au déclencheur de mon appareil photo. Une seule photographie peut prendre plusieurs heures. Une fois que le cadre est posé et rigoureusement conservé, deux séances de prises de vue se succèdent avec, entre elles, un long travail de maquillage et de stylisme. Je ne suis ni maquilleur ni styliste, mais je fais au mieux avec les moyens que j’ai pour rendre cette transformation crédible. Ensuite, le montage des deux images est assez simple. Il pourrait s’agir d’un simple collage. Mais le numérique me permet d’atteindre une espèce de perfection réaliste qui ajoute au trouble visuel que peuvent provoquer ces images. Quand les personnages sont très rapprochés, le montage peut être plus difficile. Par exemple, sur les deux photos du divan, les plis des coussins entre les personnages n’étaient absolument pas cohérents. Il a fallu presque tout redessiner dans Photoshop.MPV : La prise de vue numérique ne pourrait-elle pas vous apporter des solutions techniques facilitant le travail de pose et de cadrage, grâce à un écran orientable ou un moniteur de contrôle séparé ?A.D. : Certainement, avec un appareil numérique, je pourrais afficher l’image de référence à monter sur l’écran de visée et ainsi me caler bien moins approximativement qu’aujourd’hui, car je ne peux pas maîtriser la visée et la pose en même temps. Je ne suis pas contre utiliser des solutions techniques plus poussées, tant que la qualité finale de l’image reste équivalente. Mais la prise de vue numérique me fait encore un peu peur par la précarité de son support. Si je perdais toutes mes données d’images retouchées, j’aurais certes perdu des heures de travail, mais il me resterait encore les négatifs.MPV : Quel appareil photo numérique envisagez-vous d’acquérir ?A.D. : Un petit compact numérique pour les photos de tous les jours, pour garder en tête des idées ou pour faire des essais (voir, par exemple, si un montage est possible). Mais mon idéal serait un dos numérique adaptable à mon moyen format argentique. Malheureusement cela reste assez coûteux. Et, même si la technologie numérique progresse très vite, le temps de pose avec un dos reste encore long si l’on veut obtenir la meilleure qualité d’image. Ce qui rend délicat l’exercice de l’autoportrait net, calé au millimètre près. Une solution intermédiaire serait un reflex numérique avec une vraie qualité de flou et de profondeur de champ.MPV : Quels sont vos projets ?A.D. : Je finis cette année ma formation à l’ENS Louis Lumière avec un mémoire de recherche qui prolongera ce travail photographique. Et des projets, encore non finalisés, d’exposition à Milan sont en cours.
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