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Une semaine chez…Amazon .fr

Secrète, pas rentable, trop américaine… Amazon.fr, la version hexagonale de la dotcom mythique de Jeff Bezos, voudrait pourtant séduire les Français. Comme elle a su le faire avec ses salariés, qui ne jurent plus que par leur boîte.

L’alias français du mythe vivant de l’internet (1,64 milliard de dollars de chiffre d’affaires en 1999 aux Etats-Unis) a ouvert boutique fin août 2000. Le site préparait son ouverture dans l’Hexagone depuis octobre 1999, dans le plus grand secret. Aujourd’hui encore, impossible de visiter les locaux sans une escorte permanente. Ça cause anglais partout. On reconnaît ici un technicien américain, là, un commercial batave… dépêchés en mission d’ouverture chez les frenchies. Bienvenue dans le noyau dur de la culture “made in web”, installé à Guyancourt depuis février 2000. Ici, derrière les formules bien huilées et le sourire de rigueur, on sent le stress du lancement et la volonté d’adoucir une image d’envahisseur un brin arrogant et trop mystérieux.

Lundi : “Je mets une heure vingt pour faire Paris-Guyancourt.”

Le temps est maussade sur Guyancourt ce matin : il pleut. Le libraire en ligne américain a préféré la verte Silicon Vallée de Saint-Quentin-en-Yvelines aux rues grises et encombrées de Paris pour sa conquête de l’Hexagone. Temps de trajet en RER depuis la capitale : une heure et vingt minutes. La plupart des Amazoniens, des Parisiens pur sucre, ont fait contre mauvaise fortune bon c?”ur. Ou plutôt l’inverse : le c?”ur n’y était pas toujours, mais la fortune les attirait.”Quand ils m’ont dit où on allait s’installer, j’ai dit non d’emblée”, se souvient Cécile Moulard, directrice générale en charge du marketing, débauchée en janvier dernier de chez Vivendi. Elle finit par changer d’avis mi-février 2000 : “La qualité des gens que j’ai rencontrés m’a finalement convaincue. Le trajet, il suffit de l’inclure dans son organisation quotidienne. ” Heureusement, ici, les horaires sont souples : Denis Terrien, le PDG, veut pouvoir réunir ses salariés entre 10 et 16 heures. Le reste du temps, ils s’organisent comme ils veulent. Y compris avec le télétravail. Cécile Moulard, par exemple, passe une journée par semaine sur Paris. “C’est indispensable pour optimiser le planning de mes rendez-vous. Nous travaillons aussi beaucoup par e-mail, puisqu’on a neuf heures de décalage horaire avec la société mère. Le soir, je couche mon fils et je me connecte…”

Mardi : “Ici, il y a de gros moyens, et des responsabilités pour tout le monde”

Petite promenade champêtre avec le PDG. Denis Terrien nous fait admirer l’étang artificiel que les urbanistes ont eu “l’audace” de créer au milieu des cubes de verre, juste à côté d’Amazon. Un brin de verdure au milieu d’une zone de bureaux en pleine expansion. Bouygues, Europcar, Nortel… Les ténors sont là. Pas de quoi complexer, donc. “Ici, au moins, nous avons de quoi nous agrandir sans déménager. Et puis nous sommes à l’abri du buzz parisien”, explique le PDG. Rien ne distingue le bureau du boss de celui de ses collaborateurs. Design sobre et aménagement fonctionnel, comme partout ici. Le choix s’est porté sur des semi-openspaces, avec des postes de travail séparés par des cloisons… Couleur dominante : le gris. Denis Terrien se justifie : “On n’a pas encore eu le temps de décorer les locaux.” Un trait d’originalité : les nombreuses salles de travail, où l’on peut écrire sur tous les murs, qui sont d’immenses tableaux blancs. Vraiment pratique pour les brainstormings.Piles de CD, posters aux murs : ici, c’est le département musique. Marc Zisman, 34 ans, rédacteur en chef virtuel du pôle musical, est l’ancien rédacteur en chef du magazine Guitares et Claviers. Son rôle ? commander les chroniques musicales qui accompagneront les albums vendus sur le site, et gérer un réseau de pigistes. “Ce qui m’a attiré, c’est de participer à la naissance d’un site aussi prometteur en France. Ce n’est pas une start-up faite avec un couteau suisse et trois morceaux de sucre… Il y a de gros moyens derrière. Mais il y a aussi de vraies responsabilités pour chacun : les placards ont été construits en même temps que le site, alors ils n’ont pas eu le temps de mettre des gens dedans !” La critique musicale est certes plus feutrée que dans un magazine. Marc parle de “liberté relative”. Forcément, on ne flingue pas les albums qu’on vend…

Mercredi : “Tous les midis, on mange des sandwiches au bureau, mais on est habitués”

“Bonjour, c’est Saveurs du monde.” Il est 13 heures. Les salariés débarquent à tour de rôle à l’acueil pour voir si le plateau chinois ou la pizza est arrivé. L’hôtesse réceptionne les déjeuners sur le pouce et téléphone aux heureux élus. “Les restaurants sont un peu loin”, confie un salarié. Les cantines d’entreprises voisines ? Surchargés. Résultat : presque tous les Amazoniens ont opté pour le sandwich au bureau. La junk food à côté de la souris a l’avantage de ne pas couper la journée de travail.”Ça fait trois ans que je mange des sandwiches, ça ne me change pas beaucoup”, relativise Céline Baron, 27 ans. Elle s’occupe du business développement au sein de l’équipe marketing. En clair, et en français, elle est chargée de créer des partenariats avec d’autres sites internet afin de générer du trafic sur http://www.amazon.fr. “C’est un métier qui exige d’être inventif tout en restant rationnel.” Elle l’exerçait déjà chez MultiMania avant d’en être débauchée fin 1999. “Ici, la progression a été beaucoup plus rapide, affirme-t-elle. C’est une société très organisée : chaque personne est autonome sur son secteur et dispose d’une large liberté dans le process de décision.”Responsabilités fortes, décisions rapides, droit à l’erreur, mais à condition de savoir en analyser froidement les données au lieu de les planquer… Les Amazoniens travaillent à l’américaine, forment une certaine élite et donnent le sentiment d’être des gagneurs. Ils cultivent aussi le goût du secret. “Nous communiquons quand nous avons des choses à dire”, assène Denis Terrien pour justifier une politique de communication avare en données factuelles. Pas de chiffres, pas de fourchettes de salaire, pas de questions indiscrètes non plus. C’en est trop pour la presse hexagonale, qui en a rajouté sur les thèmes porteurs de l’envahisseur américain et du pourfendeur de la très française loi Lang. Alors, désormais, on rassure. “Nous respectons la loi Lang, et nous sommes résolument français.” En effet, même si Amazon pense global, le marché est local, donc les compétences aussi. Mais les process, eux, sont importés. Le savoir-faire vient de Seattle, ainsi que des sites anglais et allemands… Le pays change, mais pas les procédures. D’ailleurs, le jargon interne d’amazon.fr est ponctué d’anglicismes. Aujourd’hui, on va au DC ? Comprenez distribution center (ou entrepôt de stockage et d’envoi des marchandises). L’emballage des mots est aussi important que celui des livres.

Jeudi : “Je connais peu de boîtes françaises qui offrent l’opportunité de progresser aussi vite”

Des colis, en voilà à la pelle, justement. Nous y sommes, au DC, à Boigny-sur-Yonne, près d’Orléans. Pour entrer, il faut montrer patte blanche. Barrière, feux rouges, caméras… On a davantage l’impression d’entrer sur une base militaire que dans un hangar de stockage de livres, de CD et de DVD…”Ils sont tous paranos dans la logistique”, résume le photographe qui nous accompagne.Il est 14 heures. La totalité des Amazoniens du coin se réunit. C’est le meeting hebdomadaire. Denis Terrien fait le déplacement, chaque jeudi, de Guyancourt, pour briefer et motiver ses troupes. Le site a ouvert le 29 août, et l’heure est désormais aux premiers bilans, à l’analyse des bugs… Le plus drôle ? “Au début, un transporteur nous a livré quatorze palettes d’ouvrages au siège de Guyancourt, au lieu de Boigny”, se souvient Vincent Marty. Directeur des opérations depuis février 2000, il a supervisé la mise en place de la chaîne d’approvisionnement et l’installation des infrastructures de l’entrepôt.”Les premiers salariés, arrivés en mai, ont été embauchés en CDI, comme “associates” (sorry, “préparateurs”) et ont été envoyés directement en formation dans le centre de distribution anglais. “Un séjour qui n’était guère une partie de plaisir puisqu’un des Amazoniens a pété les plombs, et nous a quittés.” Les survivants sont presque tous passés chefs d’équipe. C’est la cas de Dalia Rodrigues, 24 ans, recrutée via une agence d’intérim. Elle n’en revient pas du coup d’accélérateur donné à sa carrière. “Je connais peu de boîtes françaises qui vous offrent l’opportunité de progresser aussi vite”, dit-elle, un peu stressée par la pause qu’elle vient de s’accorder.Car la fébrilité est palpable parmi les salariés du centre. Un stress moins lié à l’envoi des commandes des clients qu’à la mise en rayon des centaines de produits livrés par les éditeurs et les diffuseurs. L’objectif d’Amazon est de posséder en stock 90% de l’offre française de livres, de disques ou de DVD. Certaines références sont commandées en un seul exemplaire ; les plus demandées en quelques dizaines. Il y a deux départs par jour vers… la Poste de Créteil, mieux armée pour traiter le volume potentiel d’envois que celle d’Orléans. “Le départ de 14 heures est impératif. Entre midi et deux, je ne vais pas manger. Je grignote sur place pour être sûr de tenir les délais”, explique Jean-Marc Minodier, 35 ans, un autre chef d’équipe. Dur, dur, mais finalement “les stock-options, ça motive”, ajoute-t-il.

Vendredi : “Peu de gens nous ont échappé parmi ceux que nous cherchions à débaucher”

Aujourd’hui, le meeting a lieu à Guyancourt. C’est le Friday Lunch. Une sorte de prêche hebdomadaire. A l’heure du déjeuner, on discute des valeurs fétiches de l’entreprise : le service, le marketing-client et l’efficacité technique.La réunion permet aussi d’intégrer les nouvelles recrues. Et ça se bouscule au portillon : les candidatures spontanées ont explosé depuis l’ouverture du site. Mais sans grand espoir : Amazon.fr s’est bien staffé au cours du premier semestre 2000, et les recrutements se sont calmés juste avant le coming-out.Quant aux postes clés, ils sont verrouillés depuis longtemps. Denis Terrien et sa responsable du recrutement, Marie Collet, ont engagé des “pointures” pour diriger les départements marketing, disques ou livres. “Il nous fallait des gens immédiatement opérationnels, dotés d’un bon carnet d’adresses. Ce n’était pas évident. Un jour, quand nous étions encore dans un centre d’affaires, à Boulogne-Billancourt, j’ai demandé à Denis : “Tu crois qu’on va y arriver ?” Il m’a répondu : “La question, c’est plutôt comment ?””… En tout cas, le pari a l’air gagné, de l’aveu même de la recruteuse : “Peu de gens nous ont échappés parmi ceux que nous avions chassés”. Il y a donc du beau linge dans les jardins (et dans les bureaux) d’Amazon.Prenez Dante Mazé, 44 ans. Directeur des achats de livres, c’est un ancien du Virgin Megastore, où il avait dirigé l’informatisation de la librairie…”J’ai rencontré Denis Terrien au restaurant Le Train bleu, gare de Lyon, raconte-t-il pendant une pause cigarette dans le patio. Le courant est passé aussitôt. Le défi qu’il me lançait était simple : monter la cellule achat des livres. Je suis arrivé en novembre 1999. J’étais le quatrième recruté.” Mission accomplie en un peu plus de six mois. Chez Amazon, Dante Mazé est aux anges : “Travailler 100% de l’offre : un rêve. Ici, les 300 000 livres disponibles en France sont référencés !” Plus 700 000 titres anglais disponibles dans un délai de deux semaines…Tout est possible ! Ici, même les pertes, pourtant gigantesques, ne font pas peur. Le modèle économique de Jeff Bezos ne convainc pas tous les analystes financiers ? Et alors ? Si venir communier avec le mythe vivant de l’internet est un risque, il est tout de même bien calculé : car, même en cas déchec, la carte de visite Amazon ne fera pas zone du tout.

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Par Pierre Agede