Le rêve américain de Serge Tchuruk s’est envolé, mais il faut peut-être s’en réjouir. Bien sûr, l’industriel serait devenu, de loin, le numéro un du secteur. Certes, il aurait bénéficié de l’apport technologique des Bell Labs. Enfin, certainement, cette opération lui aurait ouvert les portes si fermées du marché américain, qu’Alcatel tente de forcer depuis vingt ans. Oui, tout cela serait tombé dans la corbeille de mariage, mais à quel prix ?Le mastodonte que serait devenu Alcatel aurait été probablement impossible à diriger. L’heure des mégafusions semble passée et les gros groupes cherchent plutôt à maigrir. La première tâche de la nouvelle direction aurait été de faire le ménage, car les domaines de recouvrement sont légion. Les deux industriels occupent grosso modo le même créneau : la fourniture d’équipements pour les opérateurs. Comment trancher ?Travail d’autant plus ardu que Lucent manifestait de grandes ambitions. Bien que minoritaire, il voulait diriger à parts égales avec l’acquéreur. Toute décision aurait tourné en affrontement, d’autant plus dur que deux cultures se seraient opposées. Certes, Alcatel est une société internationale et sa langue de travail est l’anglais, mais cela ne suffit pas à gommer les différences. La fusion Chrysler-Daimler, qui n’a pas été un modèle de réussite, le prouve.D’une manière générale, il est illusoire de croire que les Américains ne pensent que ” dollars ” et ” marché ” ; il ont la fibre patriotique beaucoup plus développée qu’on ne le pense. Lucent, ex-numéro un, société phare aux Etats-Unis, n’aurait guère apprécié de recevoir des ordres d’un étranger, que le Gartner Group classait au huitième rang en début d’année.Bien sûr, Lucent n’est plus ce qu’il était, mais l’amour propre ne reconnaît pas la primauté des chiffres. Souvenez-vous, lorsque BT a voulu racheter MCI : les actionnaires de ce dernier n’étaient pas chauds, estimaient le prix de l’action dévalué et ont préféré se jeter dans les bras d’un compatriote : Worldcom.Ces sentiments nationaux auraient été exacerbés par la question des Bell Labs, l’un des deux ou trois sanctuaires de la recherche américaine, protégés par le secret défense. De quelles technologies Alcatel aurait-il pu, en définitive, profiter ? Il aurait fallu tailler dans les projets de recherche et la coquille risquait d’être, sinon vide, bien dégarnie.Bref, toutes les énergies auraient été mobilisées pour régler ces différends, paralysant la mécanique et laissant le champ libre à la concurrence. Il en serait né un géant aux pieds dargile.Prochaine chronique vendredi 15 juin
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