En 1999, on vit apparaître un nouveau sport extrême. Divers individus ?” passionnés de technologie, journalistes, curieux, êtres affamés de gloire ou combinaison quelconque des caractères précédents?” s’essayaient à vivre pour une durée plus ou moins longue dans leur appartement, sans sortir ni voir personne, avec la seule compagnie de leur ordinateur connecté au réseau.Finalement, ça demandait moins d’efforts physiques que de traverser l’Atlantique nord en solitaire sur une bouée canard ou de rester trois mois dans une grotte à deux cents mètres de profondeur avec l’intégrale de Balzac, et c’était aussi une intéressante expérience de découverte de ses limites. Cette vogue n’a pas duré très longtemps. Peut-être parce que les tentatives se soldaient toutes de la même façon.On peut classer les expérimentateurs en deux catégories. D’une part ceux qui comptaient sur le réseau pour assurer leur subsistance et qui découvraient le manque de fiabilité des services de commande de pizzas en ligne. Pour ceux-là l’affaire se réglait assez vite : c’était soit sortir de chez eux, soit mourir de faim. Les autres, plus prudents, avaient été faire les courses avant d’embarquer pour la cybérie.On en a vu tenir assez longtemps : une ou deux semaines. Je crois même que l’un d’eux a dû pousser l’exploit à un mois. Peut-être que d’autres y sont toujours. En tout cas ceux qui en sortaient confessaient un blues catastrophique. Définitivement le seul Internet, même pour le plus asocial des geeks, cela ne suffit pas.Bref, la mode passa. J’avais suivi cela d’un ?”il distrait, fermement persuadé que la vocation du virtuel, ou de l’univers numérique, n’était pas de se substituer au monde réel mais de le compléter. Donc jouer l’un contre l’autre n’avait pas vraiment de sens. Mais je viens de vivre l’expérience inverse de celle-ci. Je me suis retrouvé chez moi avec un ridicule accès par modem RTC, qui ne me permet guère plus d’une heure ou deux de connexion par jour (je ne tiens pas à rétrocéder l’intégralité de mon salaire à France Télécom).Certes, c’est déjà beaucoup. Mais comprenez moi, j’ai pris l’habitude d’avoir du réseau de façon permanente entre le moment où j’arrive devant ma machine et celui où je la quitte. Disons qu’en gros, c’est aussi naturel que d’entendre la tonalité lorsque je décroche le téléphone, ou de voir la lumière s’allumer lorsque j’appuie sur l’interrupteur. Eh bien, j’éprouve un manque social. Je me sens isolé, indisponible, en panne. Comme si j’arrivais sans cesse en retard partout.J’avais l’habitude de poursuivre un certain nombre de discussions sous la forme de très courts envois, de signes de présence minimes, maintenant j’ai le sentiment d’être hors circuit, absent. J’essaie de faire la part de l’addiction et de la modification des habitudes, qui sont toujours pénibles. Mais je constate aussi que, privé de réseau, certaines formes de socialité me sont retirées, et que rien ne les remplace. Je ne connais pas d’équivalent non numérique au forum ou à la messagerie instantannée. Même le courrier électronique n’a rien à voir avec le courrier papier : je suis incapable de poster une lettre qui ne contienne que trois mots, alors que cela ne me dérange pas avec un mail.Au total, j’en reviens à me dire que les Cassandre de la dissolution du lien social dans le virtuel, les éminents psychologues du risque de perte de communication dans les paradis artificiels du numérique ont tout faux. Tout comme les tenants de la dissolution de l’espèce dans l’intelligence collective du réseau.Le monde numérique ne souffre pas d’être binairement opposé au monde réel. L’interaction entre les deux est étroite, et c’est bien le sens du terme virtuel qu’on utilise dans ” réalité virtuelle “. En français, on y entend ” ce qui n’est qu’en puissance, ce qui s’oppose à réel “, mais l’origine de l’expression est anglaise, et virtual signifie ” de fait, vraiment ou quasiment “.Le monde virtuel, ce n’est pas un presque monde, mais un vrai monde. Et en plus, il laisse la place à de nouveaux comportements dont une sociabilité augmentée. Alors oui, vive l’accès permanent pour tous, libre et gratuit, sur l’évier, à côté du robinet deau.
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