Une indépendance de façade ? Malgré des affirmations de séparation franche et nette entre ses activités en Chine, et celles opérées aux États-Unis, TikTok n’aurait pas vraiment coupé ses liens avec sa maison mère chinoise ByteDance. Selon onze anciens employés de TikTok, interrogés par le média américain Fortune le lundi 15 avril, le réseau social aux 150 millions d’utilisateurs américains aurait continué à travailler en étroite collaboration avec la Chine. Cette nouvelle enquête fait écho à celle, publiée en janvier dernier, du Wall Street Journal : le lien qui devait être coupé entre TikTok aux États-Unis, et sa maison mère en Chine, ne serait pas si tranché.
Ces témoignages viennent contredire, à nouveau, le message officiel de TikTok, répété à l’envi par Shou Zi Chew, son PDG. Le dirigeant, interrogé par les législateurs américains en janvier dernier, déclarait que non, le réseau social avait bien rompu la plupart de ses liens avec ByteDance, sa maison mère chinoise : une demande expresse des autorités américaines, qui soupçonnent Pékin d’utiliser la plateforme pour espionner les Américains. Mais pour les onze personnes interrogées, qui s’exprimaient pour certaines sous couvert d’anonymat, l’indépendance ne serait que cosmétique.
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Un changement de reporting artificiel
C’est le cas d’Evan Turner, un expert en mégadonnées qui a travaillé pour TikTok d’avril à septembre 2022. Ce dernier explique qu’à l’embauche, il relevait d’un cadre de ByteDance travaillant à Beijing. Et le fait que TikTok annonce, début 2022, mettre en place le « Texas project » n’aurait rien changé – il s’agit de cette initiative destinée à mettre fin à tout soupçon d’ingérence de la Chine sur la plateforme. Le réseau social avait expliqué que l’unité américaine, dans laquelle près de 2 000 salariés travaillent, allait totalement isoler les données des utilisateurs américains. Les data seraient uniquement stockées sur des serveurs localisés à Austin, au Texas, gérés par Oracle, une firme américaine.
Et cette initiative aurait eu des conséquences pour Evan Turner : ce dernier explique qu’il aurait bien, sur le papier, changé de responsable hiérarchique au profit d’un manager américain localisé à Seatle, rapporte-t-il à nos confrères. Mais en pratique, les ressources humaines lui auraient expliqué qu’il continuerait à travailler avec le cadre de ByteDance chinois – ce qu’il a effectivement fait tout au long de ces mois de 2022, avant de quitter l’entreprise, poursuit-il.
L’expert explique aussi que deux fois par mois, il envoyait par courriel à des employés de ByteDance à Beijing des feuilles de calcul. Sur ces documents, on pouvait trouver des données personnelles de centaines de milliers d’utilisateurs américains comme les noms, les adresses e-mail, les adresses IP et les informations géographiques et démographiques sur les utilisateurs américains de TikTok, détaille Fortune.
L’objectif était alors d’analyser ces informations et de trouver par exemple quel type de vidéos remportait le plus d’adhésion, en fonction des régions. « J’ai littéralement travaillé sur un projet qui transmettait des données américaines à la Chine », avance l’ancien salarié à nos confrères. Et cela n’était pas fait en catimini, ajoute-t-il : des hauts cadres de l’entreprise, y compris américains, en avaient parfaitement connaissance.
Des logiciels encore supervisés par la maison mère en Chine ?
Nos confrères rapportent également que certains logiciels utilisés par les employés américains, comme Lark (messagerie interne), ou Seal (VPN), pouvaient parfois être supervisés par la maison mère en Chine, selon ces témoignages. Les données partagées via ces logiciels pourraient donc être dans les mains de la Chine, avancent certains ex-employés. Cela n’aurait rien de surprenant, TikTok n’ayant fait en réalité que peu d’efforts pour créer une véritable séparation entre leur activité chinoise et leur activité américaine, tacle Anton Dahbura, directeur de l’Institut sécurité et information de l’université américaine Johns Hopkins, interrogé par nos confrères.
Un argument battu en brèche par Jon Lindsay, professeur en cybersécurité et en protection de la vie privée à l’Institut de technologie de l’État américain de Géorgie. Ce dernier estime que de tels arguments n’ont qu’une seule explication : la « paranoïa ». Pour le professeur, TikTok ne prendrait pas un tel risque de « mettre en place des portes dérobées génériques dans des produits de consommation de masse, car la probabilité que ces portes dérobées soient découvertes (…) est très élevée – ce qui pourrait entraîner une perte massive de parts de marché à cause d’une décision qui n’apporte rien à l’entreprise et qui n’apporte aucun avantage en termes de renseignement pour l’État (chinois) », explique-t-il à Fortune.
Des allégations totalement infondées, selon TikTok
N’oublions pas que TikTok est une multinationale, rappelle Jacob Wallach, un ex-salarié qui a travaillé dans l’entreprise de juin 2020 à août 2022 au sein de l’équipe des solutions commerciales mondiales. Pour ce dernier, interrogé par nos confrères, le fait qu’il y ait des supervisions et des communications entre les salariés situés aux États-Unis et en Chine n’est pas surprenant : « C’est comme avec toute entité mondiale ». Selon l’ancien salarié, TikTok ferait l’objet de critiques injustifiées. La plateforme « a dû faire des choses poussées à un niveau bien plus élevé que ce que Meta ou Google ont dû faire – simplement parce qu’ils sont détenus par une entreprise chinoise », ajoute-t-il.
Cette vision des choses est partagée par d’autres : un ancien manager de TikTok, qui a récemment quitté l’entreprise, a déclaré à Fortune que l’entreprise avait réellement progressé dans la séparation des données utilisateur, qui étaient initialement partagées entre l’entité américaine et l’entité chinoise, entre 2020 et aujourd’hui.
TikTok, qui n’a pas répondu aux questions envoyées par nos confrères, estime que « ces allégations sont totalement infondées et sont avancées par d’anciens employés mécontents ». Quatre des anciens employés interrogés ont été licenciés de l’entreprise. Sept autres ont démissionné entre 2021 et 2023, détaille Fortune.
TikTok bientôt interdit aux États-Unis ?
Depuis des années, le réseau social chinois est accusé d’être le cheval de Troie du parti communiste chinois. Pour ses détracteurs, la plateforme, qui est utilisée par près d’un Américain sur deux, serait un moyen pour Pékin d’espionner les utilisateurs outre Atlantique. Après des mois de menace sous couvert de sécurité nationale de Donald Trump, le président Joe Biden avait interdit l’application sur les smartphones des fonctionnaires fédéraux. En retour, TikTok avait lancé son Projet Texas début 2022 : la plateforme aurait dépensé 1,5 milliard de dollars, selon cette dernière, pour stocker les données des utilisateurs américains vers des centres de données aux États-Unis. Elle a fait de même en Europe.
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L’entreprise aurait aussi mis en place une nouvelle équipe pour gérer toutes les fonctions commerciales traitant des données sensibles des utilisateurs américains. Toutes ces mesures n’ont que peu convaincu : la Chambre des représentants américaine a adopté un texte qui vise à obliger ByteDance à vendre TikTok aux États-Unis. Mais le projet de loi doit encore passer devant le Sénat, avant d’être signé par Joe Biden.
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Source : Fortune