Démantèlement de DarkMarket en janvier 2021, opération « DisruptTor » en septembre 2020, fermeture de Wall Street Market et de Valhalla en mai 2019… Ces dernières années, les forces de l’ordre enchaînent avec succès les actions contre les places de marché du Darknet.
Mais dans la guerre contre la drogue, un autre front est peut-être en train de se mettre en place, sous l’effet notamment de la crise de la Covid-19. Les trafiquants utilisent de plus en plus les applications mobiles et les réseaux sociaux pour promouvoir leurs marchandises et prendre contact avec leurs clients. Ce phénomène a commencé avant l’apparition de la pandémie, qui a certainement accentué le mouvement.
« Les restrictions imposées à la circulation des citoyens, et notamment les confinements dans de nombreux pays, ont modifié la manière dont certaines activités liées à la drogue ont lieu. (…) Cela comprend l’utilisation des livraisons à domicile ; moins de recours aux espèces comme mode de paiement ; moins de transactions en face à face ; et davantage de trafics de drogue individuels en ligne — sur le Darknet, sur les réseaux sociaux ou à l’aide d’applications de communication chiffrée », constate Europol dans un rapport datant de mai 2020.
Contraints de rester à la maison, les consommateurs se tournent très logiquement vers les canaux numériques. Mais le Darknet ne sera peut-être plus forcément le premier endroit qu’ils consulteront. Il faut y maîtriser le paiement en bitcoins ou monéros, et espérer que l’envoi postal ne sera pas intercepté par les forces de l’ordre.
Par ailleurs, l’anonymat tant mis en avant est en fait assez relatif… s’il faut donner son adresse postale pour recevoir les colis. D’autant que ces adresses peuvent, un jour ou l’autre, tomber dans les mains de la police après un démantèlement.
Plus simple et immédiat que le Darknet
Les réseaux sociaux et les applications mobiles, à l’inverse, sont beaucoup plus simples d’accès. C’est en tous les cas ce que constate Anika, qui travaille dans une association allemande d’information et d’aide aux consommateurs de drogues (Chill Out Potsdam e.V.).
Elle a récemment analysé ces nouveaux modes de trafic à l’occasion de la conférence rc3 du Chaos Computer Club.
« L’usage des messageries est, d’une certaine manière, une évolution des taxis de la drogue qui sont apparus à Berlin il y a une dizaine d’années. Les trafiquants distribuaient des cartes de visite où ils proposaient de livrer des ‘fruits et légumes’ n’importe où à n’importe quelle heure. Évidemment, il ne s’agissait pas de fruits et légumes », explique Anika.
Désormais, la carte de visite a été remplacée par des annonces diffusées sur Telegram, Instagram, Snapchat, etc. L’avantage de ces canaux numériques est qu’ils permettent de créer un lien beaucoup plus fort avec les consommateurs. Les trafiquants peuvent exposer leur marchandise en photos ou vidéos haute définition, lancer des actions promotionnelles, donner des informations et des conseils, raconter leur vie, etc.
Toutes ces généralités se trouvent dans des fils et des groupes publics. Il suffit de chercher un peu avec le bon mot de clé. Telegram est particulièrement pratique de ce point de vue, car cette messagerie permet de créer de vastes groupes et propose une fonction de découverte à proximité. Ce qui est très utile si l’on veut faire de la livraison à domicile. Mais le deal proprement dit ne se fait pas dans ces espaces publics. Pour cela, le consommateur intéressé doit contacter le fournisseur directement au travers d’une messagerie chiffrée, généralement Telegram, WhatsApp ou Signal. Snapchat est également utilisée.
Une méthode également adoptée en France
« La prise de contact est très rapide, presque immédiate. Et la livraison aussi. Il faut compter entre 15 et 30 minutes, à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. C’est évidemment très tentant », explique Anika.
La livraison se fait souvent en voiture à un point de rendez-vous fixé par avance et la vente se fait en cash.
« Le gros inconvénient, c’est que le consommateur doit rentrer dans la voiture. Il se retrouve alors en compagnie de criminels, ce qui n’est pas agréable, voire dangereux. Et notamment pour les consommatrices », souligne Anika.
Visiblement très développée à Berlin et en Allemagne, la vente de drogues par messageries est également un phénomène français, comme nous avons pu le constater en effectuant quelques recherches sur les réseaux sociaux et autour de nous.
« Cela existait avant la pandémie, nous raconte Jean-Marc, un Parisien (*). Moi, c’est un pote qu’il m’a filé un contact sur WhatsApp. J’ai commandé plusieurs fois de l’herbe. La livraison s’est faite en moins d’une heure, soit dans le hall de mon immeuble, soit dans une voiture. C’est hyper pratique, car j’avais zéro plan, et c’est bien mieux que d’aller quelque part en banlieue. Ces vendeurs cherchent beaucoup à fidéliser leurs clients, par exemple en offrant des feuilles et des briquets. »
Il est évidemment difficile de connaître l’ampleur de ce phénomène, mais certains indices laissent croire que cette pratique devient assez courante et que, par moment, on se bouscule même au portillon.
« Une fois, je descends et je rentre dans la voiture, poursuit Jean-Marc. Le mec voulait me filer de la coke, alors que j’avais commandé de la beuh. En fait, c’était un malentendu. Il venait livrer quelqu’un d’autre du même immeuble. Mon livreur est venu cinq minutes après. »
Vers une cohabitation des canaux numériques
Selon Europol, cette technique commerciale a également été observée en Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Finlande, Pays-Bas et Espagne. L’innovation apportée par les messageries semble donc faire tache d’huile en Europe et reléguer les places de marché du Darknet au placard.
Mais celles-ci ne vont pas disparaître par autant, car elles gardent certains avantages que les messageries n’ont pas. Selon Anika, la qualité de la drogue y est généralement meilleure, car il y a moins d’intermédiaires et donc moins de coupes. Les prix seraient également plus intéressants. Darknet et messageries vont donc très probablement continuer à cohabiter, car ils ne répondent pas aux mêmes besoins.
Reste à savoir comment vont faire les forces de l’ordre pour endiguer cette nouvelle tendance dont elles ont conscience, mais qui ne semble pas être une priorité pour l’instant. Probablement parce que les volumes de vente sont encore assez faibles au regard des canaux de vente classiques. Mais cela risque de changer dans les prochaines années.
« Il est clairement possible que la vente de drogues en ligne se renforce et que les marchés du Darknet, les médias sociaux et les canaux de communication sécurisés prennent de l’importance », estime Europol.
(*) Prénom modifié
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