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T’as pas deux balles ?

De start-up en holdings, journal de bord d’un cadre de la nouvelle économie. Il se confie sous pseudo pour parler?” et parfois crier ?” plus librement…

Dans notre groupe, comme partout, l’insécurité atteint des sommets. Je ne parle pas de la bombe à retardement de nos résultats financiers, ni des mines antipersonnel que prépare notre DRH, tout en nous tapant fraternellement sur l’épaule chaque matin devant la machine à café. Non, car tout ça, ce ne sont que menaces et petits nuages noirs. Ce dont je vous parle, c’est de l’insécurité qui règne au Comité de direction, où l’on est en train de passer de l’opposition feutrée à la guerre ouverte, avec son contingent de cadavres jonchant la moquette des étages supérieurs. Roland, notre PDG, a ainsi exécuté sans sommation le responsable informatique du groupe, coupable de ne pas avoir pu transformer en une nuit notre fichier poussif en SGBD moulinant deux millions de données, et notre intranet en robot multifonction, capable de métamorphoser tous les utilisateurs hébétés en Mozart du surf interne, et pourquoi pas ?” tant qu’il y était ?” en machines à fabriquer des lingots de chocolat ? Notre serial patron a ensuite abattu froidement le directeur de la Prospective, en panne de boule de cristal : accusé de ne pas voir dans l’avenir, alors que le boss lui-même s’empatouille régulièrement dans le présent. Bien calé dans l’épaisseur de la moquette, on distingue également le cadavre du nouveau directeur des Activités stratégiques, coupable de n’être là que depuis trois semaines, qui ne lui ont pas tout à fait suffi pour s’adapter à notre médiocrité ambiante… Ne versons pas dans le mauvais goût : ce massacre n’est pas la tragédie de Nanterre. Les balles de 9 mm parabellum ne sont ici que de simples lettres de licenciement, et les cadavres s’en relèveront.Enfin, peut-être… Mais s’ils s’en relèvent, leur vengeance ?” elle ?” risque d’être terrible : ne pouvant retourner sur le boss l’arme du licenciement, je ne serais pas étonné de voir les plus fragiles d’entre eux se prendre pour Richard Durn et se venger de leurs humiliations à coups de Glock ou de Smith & Wesson 357 Magnum. Dans la nouvelle économie, le stress risque à tout moment de transformer l’agneau vexé en fou sanguinaire. Quand je me suis permis de dire ça au boss, il en a eu pendant quelques secondes la mâchoire pendante, et son Montblanc s’est mis à trembler dangereusement sur le parapheur… Puis son inusable optimisme a repris le dessus : il a aussitôt enchaîné en nous parlant de ses projets d’investissement dans le casino online, qui est d’après lui le seul i-fromage comptant encore 40 % de matière grasse. Il a chargé Charlotte, notre n?’ 2, de lui fournir une étude complète sur ce sujet au plus vite. Sous-entendu : pour avant-hier. Romont, notre n?’ 2 ex æquo, a aussitôt comploté pour qu’elle soit dessaisie de ce dossier en sa faveur, alors que ce plouc ne connaît des casinos que les hypermarchés… Charlotte s’est vengée en lui piquant le projet KM (“knowledge management”) qui, relevant comme vous le savez de la “business intelligence”, ne peut, par définition, pas être sa tasse de thé… Chacun a donc demandé au n?’ 4 (moi) de sous-traiter son dossier, en gardant le secret. Il sera si bien gardé que quand ils rendront leur copie, que je m’applique à rater, Roland ne tirera que deux balles. Ne reste plus que ce pénible problème à régler : minstallerai-je dans le bureau de Romont, ou dans celui de Charlotte ?

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La rédaction