C’est la fin d’un dogme vieux de dix ans. Sun l’avait pourtant juré : jamais il ne s’inféoderait à Intel. Jamais il n’irait se fourvoyer avec plusieurs systèmes d’exploitation. Un seul processeur : l’Ultrasparc. Un seul système : Solaris. Tel restait l’axiome de Scott McNealy, le PDG fondateur. Sun ne fait qu’une chose. Et il la fait bien. C’est ce qui le rend unique et qui fait son succès… Mais ce qui finit aussi par le marginaliser. Tout cela est bel et bien terminé. Sun ravale sa fierté et rentre dans le rang : des serveurs Intel comme ceux de Dell et de Compaq feront désormais leur apparition au catalogue. Et, surprise, leur système ne sera pas Solaris, mais Linux.
La chute des Unix propriétaires bouleverse la donne
Un système qu’il a toujours considéré comme un faire-valoir de Solaris. Cette volte-face s’explique par les chamboulements du marché. Sun est un champion des serveurs, le leader en environnement Unix. Mais, sur l’entrée de gamme ?” c’est-à-dire sur les serveurs web, de messagerie, de fichiers, etc. ?”, ses serveurs Netra apparaissent désormais bien chers face aux petits serveurs ” jetables ” de Dell, Compaq et consorts. Pire : Linux, qui devait prendre des parts de marché à Windows, semble plutôt en grignoter aux Unix propriétaires. Selon IDC, 32 % des nouveaux déploiements de serveurs devraient s’effectuer sous Linux cette année. Une progression de 27 % par rapport à l’année dernière. Ceux utilisant Windows devraient évoluer de 41 à 47 %. Mais, dans le même temps, la part des Unix propriétaires tomberait de 14 à 10 %. Acculé, Sun devait donc réagir et introduire le ” loup Intel ” dans la bergerie pour doper son entrée de gamme. “Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, reconnaît Ahmed Mouldaia, directeur des ventes chez Sun France. Nos clients demandent ce genre de matériel. Nous ne faisons que les accompagner.”Ce pragmatisme de façade cache en fait un réel malaise chez le constructeur. La veille même de l’annonce, les responsables de Sun critiquaient violemment la stratégie multisystème d’exploitation d’IBM et persiflaient son engagement sur Linux. Une stratégie qu’ils essaient aujourd’hui d’imiter. “Cette annonce est très embarrassante, concède un ancien responsable du constructeur. Tout l’argumentaire commercial était basé sur le fait de n’avoir qu’une seule plate-forme. C’est une fierté qui disparaît et toute une culture qu’il faudra réapprendre.” Sun n’a d’ailleurs toujours pas trouvé d’argument convaincant pour se différencier de ses concurrents sur ce nouveau terrain. Et notamment en matière de stratégie à adopter face aux poids lourds de la micro et à leur longue expérience du serveur PC bon marché. A première vue, ces machines devront surtout empêcher la base installée Solaris de glisser vers la concurrence. Car le tandem Intel/Linux fait de plus en plus de mal à Sun. E-Trade, le courtier en ligne, a, par exemple, annoncé à Linuxworld qu’il passera l’ensemble de ses serveurs Sun sur des plates-formes Intel/Linux pour réduire ses coûts. Même chose chez Morgan Stanley. Le géant de Wall Street estime avoir économisé une dizaine de millions de dollars en basculant sur des machines Intel/Linux.Toutefois, à écouter Dario Wiser, directeur marketing de la filiale française, ce revirement n’est en aucun cas opportuniste ou défensif. “Notre engagement sur Linux est à la fois fort et agressif. Il se décline sur trois points : proposer une distribution Linux pour notre nouvelle ligne de serveurs PC ; étendre notre gamme Cobalt (fabricant de serveurs applicatifs prêts à l’emploi racheté en 2000 ?” NDLR) ; enfin, assurer une compatibilité entre Linux et Solaris.”
Un coup d’éclat pour les analystes financiers
Reste qu’il s’agit encore de déclarations d’intention. Les détails seront distillés au fur et à mesure d’ici à l’été, date du lancement desdits serveurs. Entre-temps, impossible de savoir quels types de machines seront proposés, comment elles seront vendues, sous quelle marque (Sun ou Cobalt), ou quelle distribution sera utilisée comme base pour créer ce Linux Sun. “Rien n’est encore arrêté”, répond Dario Wiser. Tout juste sait-on qu’il s’agira de serveurs mono, bi, et peut-être quadriprocesseurs, utilisant des cartes mères et des processeurs Intel. On devrait aussi voir des modèles ” lame “, qui viendront enrichir l’actuelle gamme Raq de Cobalt.En fait, cette annonce apparaît largement précipitée. Sun aurait pu attendre. Et, s’il s’agit de déclarations d’intention, pourquoi ne pas avoir lancé l’information la semaine précédente à Linuxworld, où il a annoncé le portage sur Linux de toute l’offre iPlanet, de Forte, ainsi que de tous les outils qui composent Sun ONE, sa plate-forme de services web ? Sun aura sans doute préféré faire un coup d’éclat devant les analystes financiers ?” le lendemain, le titre gagnait 6 % à Wall Street. Mais, à y regarder de plus près, l’engagement de Sun sur Linux reste largement limité. Si des puces Intel font leur apparition au catalogue, la ” vision Linux ” de Sun n’a pas évolué : l’Unix libre reste dévolu à l’entrée de gamme. “L’axe Sparc/Solaris reste pour nous la priorité. Linux a sa place pour le développement et sur les serveurs de périphérie. Pas dans le centre de calcul. Dès qu’il s’agit d’applications lourdes nécessitant performances et fiabilité, Solaris sur Sparc reste et restera la réponse”, martèle Dario Wiser. Une vision qui tranche largement avec celle de ses concurrents. Compaq, Dell, HP et IBM travaillent tous à rendre Linux aussi performant et fiable que leur Unix propriétaire. Il y a deux ans, ils lançaient l’Open Software Development Lab, un centre chargé d’optimiser Linux et de l’aider à monter en puissance. Sun reste le dernier grand constructeur à n’avoir toujours pas rejoint cette initiative. HP a, par ailleurs, mis à disposition une version modifiée du noyau Linux 2.4, qui lui apporte une haute disponibilité et une sécurité équivalente de celle de HP-UX. Ce ne sera pas le cas chez Sun, qui n’imagine même pas que Linux puisse marcher sur les plates-bandes de Solaris. “Il rattrapera d’abord AIX avant d’égaler Solaris”, ironise Dario Wiser.Pas question non plus d’imiter IBM et de proposer des superserveurs fonctionnant sous Linux. Pourtant, plusieurs distributions sont déjà disponibles sur Sparc. Mais Sun refuse toujours d’en assurer le support technique. L’assistance Linux n’aura lieu que sur plate-forme Intel et sur sa propre distribution. Une attitude à contre-courant de celle des autres fabricants, qui préfèrent cannibaliser leur propre Unix propriétaire plutôt que d’aliéner Linux.
Une fois de plus, Sun est seul face au reste du monde
L’engagement de Sun sur l’Unix libre apparaît d’autant plus précipité que, une semaine avant l’annonce des serveurs Linux/Intel, il a brutalement décidé d’arrêter Solaris 9 sur Intel. Et ce sans proposer le moindre chemin de migration. Deux événements qui ne sont aucunement liés, assure-t-on chez le constructeur. D’ailleurs, les outils proposés pour assurer la compatibilité Linux/Solaris visent, avant tout, à permettre à Solaris d’exécuter des applications Linux, mais pas l’inverse. Sun prétend néanmoins vouloir contribuer au développement du noyau Linux en utilisant des portions de Solaris. Mais les observateurs sont sceptiques. Il est vrai qu’il s’était déjà mis à dos la communauté du code source en compliquant délibérément l’ouverture de Jini, de Java et de Solaris.Au final, Sun se retrouve, une fois de plus, seul contre le reste du monde. Une position de plus en plus difficile à tenir car, outre les réductions de coûts apportées par Linux, c’est l’ouverture de ce dernier qui séduit les directions informatiques. Josh Levine, DSI d’E-Trade, aurait bien aimé poursuivre sa relation avec Sun… s’il avait proposé une offre Linux. “Le problème, lorsqu’on choisit un Unix, c’est que l’on s’engage aussi avec un constructeur. Linux nous libère de cette contrainte.”La réticence de Sun est d’autant plus incompréhensible qu’il ne perdrait pas grand-chose à jouer à fond la carte Linux. Depuis la version 8, Solaris n’est plus payant, et basculer vers Linux ne se révèle plus un grand handicap, surtout depuis que des puces Intel sont au catalogue. Après tout, Linux est un Unix. Or, Sun est le premier vendeur de serveurs Unix. Il est donc mieux placé que Red Hat ou IBM pour mobiliser les développeurs… Mais peut-être est-il déjà trop tard.
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