La pénurie des semi-conducteurs et les tensions entre l’administration Trump et le chinois Huawei ont fait l’effet d’un électrochoc mondial face aux situations de quasi-monopole de développement et de fabrication de puces. Et il n’y a pas que les USA, la Chine ou l’Union Européenne qui s’en inquiètent : l’Inde a décidé de développer sa propre industrie, dans le sillon de sa politique de préférence industrielle locale du « Make in India ».
Un processeur ne se fait pas en un jour : il faut un jeu d’instruction comme ARM ou x86 (appelée « ISA » dans le jargon), une architecture regroupant différents blocs logiques (CPU, GPU, i/o, etc.) et des usines de production. Doucement, mais sûrement, le gouvernement indien entend acquérir une autonomie au moins partielle dans tous ces domaines.
Protéger les industries (et s’affranchir de la Chine ?)
Avant même de parler des programmes du point de vue technologique, il faut placer l’initiative indienne dans son contexte. Très pointue côté logiciel grâce à son hub technologique de Bangalore, l’Inde est un nain en matière de semi-conducteurs. Ce alors même que le pays a de sérieuses industries locales, particulièrement dans le domaine automobile – Tata Motors, Mahindra, etc.
Ses industries sont totalement dépendantes de l’étranger en matière de puces, et en partie de la Chine. Bloqué par les embargos américains, l’Empire du Milieu ne peut avancer à sa guise en matière de gravure de pointe (lithographie EUV et sub 14 nm), mais il reste un très gros producteur de puces « classiques » (DUV, 28 nm et +). Outre la politique de non-alignement de l’Inde exacerbée par la trajectoire nationaliste du gouvernement Modi, le sous-continent est en froid, pour ne pas dire en guerre larvée, avec la Chine. Notamment autour du tracé des frontières himalayennes.
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L’Inde avait déjà pris des mesures de rétorsion en interdisant des applications chinoises sur son territoire et elle commence à s’en prendre à ses géants de la tech : cette semaine, le gouvernement indien a bloqué pour environ 750 millions de dollars de biens financiers de Xiaomi en Inde.
L’Inde est ainsi un gros pays qui entend développer ses industries avec le moins de dépendance technologique possible. Et tout cela commence par une indépendance de propriété intellectuelle, en pariant sur une ISA (jeu d’instructions) ouverte : RISC V.
RISC-V, le choix évident
L’Inde fait historiquement partie des pays non alignés et comme d’autres – comme la Russie – elle souhaite s’affranchir de toute tutelle. Sans être arcbouté sur cette position puisqu’elle s’appuie notamment, dans le domaine de la défense, sur la France pour son aviation (Rafale) ou ses sous-marins (classe Scorpène).
Loin d’aller chercher du MIPS ou des architectures ultra exotiques comme celle choisie par la Russie avec son processeur Elbrus, l’Inde a fait le choix du avec son programme « RISC-V Digital India RISC-V (DIR-V) ». Issu d’un projet universitaire américain, RISC-V est un jeu d’instruction ouvert en pleine ébullition qui s’est organisé en fondation, laquelle s’est mise à l’abri de la législation suisse pendant le « Huawei-gate ».
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Face à x86 ou Power, tous deux sous contrôle américain total (Intel/AMD et IBM), ou encore ARM qui est lui sous contrôle nippo-britannique, RISC-V a comme avantage évident de pouvoir être utilisé et développé sans verser de royalties. Mais aussi et surtout, il n’y a aucun risque de blocage technologique de la part d’un autre pays.
En retour, RISC-V est beaucoup moins mature que les architectures susmentionnées, tant dans le jeu d’instruction en lui-même qu’en termes d’écosystèmes. Écosystèmes avec un « s » car on parle ici de matériel d’une part, mais aussi de logiciel ou encore de développement (machines de production et de vérification des designs, etc.). Cela pourrait être un problème si l’Inde voulait directement développer des puces de pointe, comme des SoC pour smartphones. Mais ce n’est pas (encore) le cas.
Puces simples, nodes de fabrication éprouvés
Côté production et donc usines, le projet de développement local s’appelle Semicon India Program. Pas de course au 2 nm comme le Japon et les USA, ni même de tentative de se lancer directement sur le 14 nm comme la Chine.
Quasi inexistante pour l’heure dans le monde des semi-conducteurs, l’Inde ne peut prétendre être Taïwan au jour 1. Et commence déjà à construire un écosystème pour l’heure inexistant. Voilà pourquoi le consortium qui a déjà été sélectionné – ISMC, une joint-venture entre un fond d’Abu Dhabi et de l’israélien Tower qui ont ficelé un plan de 3 milliards de dollars – ne parle pas de machines EUV (qui sont de toute façon toutes réservées sur trois ans et incroyablement dures à maîtriser), mais de scanners plus classiques en DUV.
Des technologies pas assez avancées pour faire des puces de smartphone, mais qui suffisent pour ses besoins industriels, comme dans la défense ou l’automobile, où les finesses de gravure cible vont de 65 nm à 28 nm.
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Pour autant, l’Inde a tout de même des ambitions et veut pousser à graver le plus fin possible. Les aides du gouvernement sont d’ailleurs indexées sur la finesse de gravure des usines qui seront construites : les nodes supérieurs à 45 nm ne donnant lieu qu’à 30 % du coût total d’implantation de la fab, tandis cela monte à 50 % pour toute usine de 28 nm ou moins.
Mais entre la conception d’un projet de fab, la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement, le recrutement (et la formation) des talents, et la construction de l’usine, il y a du pain sur planche. Ce d’autant plus que la feuille de route est ambitieuse : les premiers designs commerciaux opérationnels sont attendus pour décembre 2023 !
Des succès industriels, mais l’Inde est loin de la Chine
Le « Make in India » est une doctrine qui vise à faire en sorte de créer ou renforcer des tissus industriels locaux pour, si ce n’est s’affranchir, tout du moins réduire la dépendance du sous-continent au reste du monde. Et l’Inde a quelques très beaux succès dont son programme spatial. S’il n’est pas le plus ambitieux ou le plus prestigieux du monde, il s’agit d’un des plus efficaces : coûts maîtrisés, beaucoup de réussites sur des projets « low cost » très bien définis, etc.
Pour autant, quand on met en parallèle la puissance et les succès chinois avec les difficultés que le pays a de créer ses propres filières dans les semi-conducteurs – DRAM, gravure EUV, etc. –, on imagine un chemin encore long pour l’Inde. Certes, le pays n’est pas dans le collimateur des USA qui bloquent, voire attaquent régulièrement, le développement chinois dans le domaine. Mais quand bien même l’Inde ne subirait pas autant d’entraves extérieures, le pays a ses propres défis.
Citons des défis climatiques – en ce moment, les températures au sol sont les plus élevées jamais mesurées ! –, des infrastructures souvent (très) médiocres, une fragmentation linguistique très forte, des soucis d’approvisionnement énergétiques importants, ou encore l’absence de filière existante.
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Ce n’est donc pas une surprise si aucune des annonces ne parle de développer une industrie capable d’inonder le marché comme le font les Américains, les Coréens, les Taïwanais ou les Chinois. Mais il s’agit déjà pour l’Inde de disposer d’une industrie locale suffisamment développée et solide pour être capable de garantir la continuité de ses industries en cas de coups durs.
Et le pays pourrait compter sur son industrie logiciel locale de Bangalore, mais aussi sur sa « diaspora » américaine : que ce soit chez Intel ou AMD, de très nombreux (excellents) ingénieurs en semi-conducteurs sont indiens ou d’origine indienne. Il reste au pays à trouver les bons partenaires et à éviter les pièges de la corruption qui ont miné tant de projets de semi-conducteurs en Chine.
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