Deux prix en deux mois pour la représentante de la cryptographie quantique en France : il est presque 18H15 ce mercredi 10 juillet quand le visage d’Eleni Diamanti apparaît sur notre écran. Un jour plus tôt, la physicienne du quantique apprenait qu’elle était l’une des trois lauréats 2024 de la médaille de l’innovation du CNRS : un prix qui s’ajoute à une autre médaille – cette fois d’argent – reçue du même CNRS deux mois plus tôt, pour sa contribution dans le domaine de la communication et de la cryptographie quantiques. Ce jour-là, la spécialiste de 47 ans est dans son bureau du Lip6, assise devant un tableau blanc sur lequel des formules mathématiques ont été écrites. Eleni Diamanti est en retard, et cela n’a rien de surprenant. La spécialiste de la cryptographie quantique navigue entre trois univers, l’académique, l’institutionnel et l’entrepreneurial : un triptyque qui la nourrit et qui lui fait passer des nuits parfois courtes, reconnait-elle dans un sourire, avant de décortiquer sa journée de travail.
« Mon poste principal, c’est directrice de recherche du CNRS au LIP6 », le Laboratoire d’Informatique de Sorbonne Université, commence la physicienne. « Je n’ai malheureusement plus le temps de travailler pour moi-même dans les laboratoires », confie avec une pointe de regrets la scientifique, mais « je suis toutes les expériences de mes doctorants. On réfléchit aux directions à prendre, on rédige ensemble des papiers ». Cette fonction académique lui permet de mener des recherches et des expériences en amont, sur un temps long, et dans son domaine de prédilection, les communications quantiques.
Athènes, Stanford puis… Paris
Cette matière, la physicienne d’origine grecque la découvre pendant ses études. La scientifique, dont les deux parents sont physiciens, est à l’université polytechnique d’Athènes, lorsqu’elle suit un module de physique quantique. C’est cette matière qu’elle choisit d’approfondir lorsqu’elle traverse l’Atlantique et qu’elle se rend dans la prestigieuse université américaine de Stanford. La jeune femme y poursuit une thèse sur la cryptographie quantique.
À l’époque, il s’agissait vraiment « d’un sujet de niche », se souvient-elle avant que la matière ne devienne un « domaine très stratégique ». Après sa thèse, la physicienne décide d’opter pour la France, le pays de son mari : elle poursuit un post-doc à l’institut d’optique de Palaiseau, avant d’obtenir en 2009 un poste de chargée de recherche CNRS à Télécom Paris. Elle rejoint en 2016 le Lip6 : un choix qu’elle ne regrette pas au vu de l’engouement que le quantique suscite aujourd’hui. Paris adopte en effet en janvier 2021 un « plan quantique », avec à la clé un budget de 1,8 milliard d’euros sur cinq ans, destiné à développer des ordinateurs et des communications quantiques. L’Europe a, de son côté, lancé en 2018, et pour dix ans, le « Flagship Quantique », une initiative européenne de recherche sur les technologies quantiques dotée d’un budget d’un milliard d’euros, qui réunit institutions de recherche, entreprises et acteurs publics.
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Le Vieux continent n’en est pas resté là : il a aussi inscrit, dans sa stratégie de la décennie numérique, le développement d’un premier superordinateur doté d’une accélération quantique d’ici à 2025. Et en avril dernier, la Commission européenne a annoncé investir 40 millions d’euros « pour stimuler la recherche dans les technologies quantiques de pointe ». Autant de signaux qui font qu’en France et en Europe, « la recherche et les start-up du quantique sont très soutenues », reconnait la physicienne dans un français parfait, teinté d’un accent grec qu’elle a gardé. Résultat, « on a des acteurs qui sont devenus pionniers dans leur domaine, que cela soit les communications ou le calcul quantiques. Je ne dis pas qu’on est les meilleurs partout. Mais certains acteurs sont déjà très visibles. Ils peuvent même parfois se permettre d’être en compétition avec des centres de recherche ou des start-up américains, qui ont accès à des ressources bien plus élevées que les nôtres ».
Les photons utilisés pour transporter des informations quantiques
Si ce changement de dimension ravit Eleni Diamanti, cela est loin de surprendre cette passionnée, aujourd’hui naturalisée française. Cette matière a l’avantage de toucher à la fois des concepts fondamentaux, et des applications concrètes, rapporte-t-elle.
Il faut bien comprendre que « la communication quantique, qui est mon domaine de recherche, est ce qui permet de transporter l’information quantique entre des parties qui sont séparées par une certaine distance ». Si le grand public ne voit qu’en bout de chaîne les applications et les e-mails, « au-dessus, au niveau très fondamental, l’information classique est codée dans des 0 et des 1. On parle de codage binaire », rappelle la physicienne. « L’information quantique, va, elle, être codée dans des systèmes physiques beaucoup plus riches qui incluent des états entre les 0 et les 1. C’est ce qu’on appelle la superposition quantique », poursuit-elle.
Parmi ces « systèmes physiques, il y a les atomes, les ions, les circuits supraconducteurs. Et il y a aussi les photons, c’est-à-dire la lumière » : la physicienne utilise justement les propriétés des photons pour transférer des informations quantiques sur de longues distances, mais aussi pour les sécuriser.
La cryptographie quantique suscite l’intérêt du public comme du privé
Car dans ce domaine de communication quantique, il existe une sous-catégorie, la cryptographie quantique, dont la chercheuse a fait sa spécialité. Son objectif va être de sécuriser la communication entre les utilisateurs d’un réseau. « Il s’agit de démontrer qu’en ayant accès à des ressources quantiques, on peut apporter un niveau de sécurité inatteignable dans le monde classique, pour toutes les données que l’on doit chiffrer parce qu’elles sont sensibles, ou parce qu’elles doivent rester confidentielles pendant de longues années. La cryptographie quantique permet de prouver que dans de tels cas, on est robuste face aux attaques menées par un ordinateur quantique qui utiliserait des capacités de calcul supérieures », souligne Eleni Diamanti.
C’est d’ailleurs ce qui explique que « la matière suscite l’intérêt des gouvernements, du public, mais aussi du privé ». A côté des centres de recherche comme l’Inria, le CNRS, ou le CEA, des entreprises aussi diverses que les géants américains (Google, IBM…), les banques (Crédit agricole), l’aéronautique (Airbus), les messageries chiffrées (Apple, Signal, Proton) et bien d’autres (Thalès, Quandela, – Orange, Pasqal…) travaillent sur le calcul quantique. Et pour cause : l’ordinateur quantique, « cryptographically relevant quantum computer », précise la physicienne, pourrait « casser les codes de chiffrement couramment utilisés dans la vie quotidienne » – il pourrait rendre caduque, avec sa puissance de calcul déclupée, de nombreux systèmes de chiffrement. Adieu donc, en théorie, les techniques de cybersécurité actuelles qui protègent des informations confidentielles allant des secrets d’Etats ou d’entreprises aux paiements électroniques… adieu aussi notre vie privée ?
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L’ordinateur quantique reste pour l’instant un graal « dont on ne sait quand il existera et sous quelle forme », relativise la scientifique. Mais des processeurs quantiques ont aujourd’hui bien été développés. Et d’autres innovations devraient bientôt émerger, au vu de tout l’écosystème français, européen du quantique dont Eleni Diamanti est devenue l’un des maillons.
Sa start-up Welinq développe des mémoires quantiques
Car après le Lip6 et le suivi des doctorants, une partie des journées de la quadragénaire est consacrée à Welinq, une start-up qu’elle a confondée en 2022 : un passage réussi du monde académique à l’industriel qui lui a justement valu d’être l’une des trois lauréats de l’innovation du CNRS cette année. Passer d’un projet de recherche académique à la start-up « accélère énormément certains aspects technologiques » reconnait-elle. « Le temps dans l’industrie, dans une start-up, est plus serré, il y a des objectifs qu’il faut atteindre. Une équipe hautement qualifiée va se focaliser sur ces derniers, avec des moyens bien plus importants que ceux des laboratoires académiques », sans avoir à gérer tous les à-côtés comme l’enseignement, les doctorants, l’administratif, les conférences, etc.
Welinq développe des mémoires quantiques, des nuages d’atomes qui vont venir piéger l’information portée par les photons avant de la renvoyer. « La première brique de base sera prête dès la fin de l’année », s’enthousiasme la cofondatrice. Il s’agira de la « première mémoire quantique produite au niveau industrialisé et commercialisable, avec des performances qu’on a pu observer dans le laboratoire, et qui sera transportable et autonome », précise-t-elle. D’ici deux ou trois ans, l’idée sera ensuite de « créer un lien quantique complet, basé sur cette mémoire ».
Une dernière partie de sa journée est enfin dédiée aux collaborations européennes, aux partenariats, et aux conférences. « C’est mon milieu naturel », plaisante la physicienne, aussi à la tête du Paris Centre for Quantum Technologies, qui réunit vingt-trois laboratoires français autour du quantique. L’idée est « d’aider à la structuration de l’écosystème et de fédérer les différents acteurs ». « Je fais aussi partie de divers boards, ce qui me permet d’être au cœur des stratégies en la matière, au niveau européen et dans d’autres coins du monde », détaille-t-elle dans un large sourire. Avant d’ajouter, avec beaucoup d’humilité, qu’elle leur apporte aussi son expérience en la matière.
Des fuites de cerveau vers l’industrie et l’étranger
« Aujourd’hui, je suis satisfaite de l’équilibre entre mes responsabilités scientifiques, entrepreneuriale et institutionnelle » entre ces trois activités qui sont très complémentaires, estime-t-elle. La physicienne reconnait aussi avoir la chance de travailler dans un domaine très stratégique, « ce qui permet d’avoir du financement pour faire nos recherches sans avoir à compter, euro par euro ». Mais il faut rester vigilant, estime-t-elle, interrogée sur la situation des chercheurs en France, mal payés par rapport à leurs homologues américains et parfois européens, et souvent écrasés par la charge administrative. Des points qu’elle regrette aussi, expliquant avoir des difficultés à recruter des post doc.
« Beaucoup se dirigent vers les start-up », une fois leur thèse en poche, attirés par un meilleur salaire ou de meilleures conditions de travail, note-t-elle. Et même s’« il y a encore un certain attrait pour les recherches académiques, il baisse », constate-t-elle. Or, « il faut faire attention, pour des sujets aussi stratégiques que le quantique, dans lequel toute une industrie est en train de se développer, de ne pas avoir une fuite des cerveaux vers l’industrie. Ou même vers l’étranger ».
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Juste une correction: le laboratoire dans lequel travaille Eleni Diamanti est le LIP6, pas le Lab6
Bonjour, en effet merci de l’avoir mentionné, c’est corrigé.
Quelle figure de la recherche ! Ce qui est navrant, alors qu’elle craint une fuite des cerveaux, c’est qu’au même moment certains voudraient éjecter de postes clés comme ceux qu’elle anime avec tant de talent des personnes comme elle, sous un triste prétexte de bi-nationnalité.
Vous ne vous êtes même pas donné la peine de vérifier le nom du laboratoire que vous mentionnez à plusieurs reprises dans votre article…