Quelques mois après la décision de la Cour Européenne de Justice sur le droit à l’oubli, la Fondation Wikimedia n’avale toujours pas la pilule. Au départ, cet arrêt était destiné à donner aux internautes la possibilité de faire oublier quelques aspects de leur vie passée pour pouvoir en redémarrer une nouvelle.
La vie numérique étant quasiment infinie, la méthode de la justice repose sur le déréférencement d’informations dans les moteurs de recherche, dont le principal est évidemment Google qui a déjà traité 70 000 demandes concernant 250 000 pages web.
Pour Wikimedia, qui gère entre autres Wikipedia, l’enfer est pavé de bonnes intentions. En effet, la principale victime de cette décision est le droit de s’informer. Car, si cette possibilité d’oubli est une nécessité pour un grand nombre d’anonymes, dont les plus jeunes, elle représente un risque.
Dès l’annonce de cette décision, plusieurs associations, dont RSF et Wikimedia, ont alerté sur des dérapages.
Remi Mathis, président de Wikimedia France, revient sur ce sujet pour 01Net. Il estime que Wikipedia est l’une des victimes collatérales de cette décision. Et, plus largement, cet historien [Remi Mathis est un spécialiste du 17ème siècle et travaille pour la BNF, NDR], il considère que le droit à l’oubli est une attaque contre Wikipedia. Et, pour M. Mathis, « s’attaquer à Wikipedia, c’est s’attaquer à la liberté de la presse. »
01Net – Manuel Valls a fait effacer cinq années de messages postés sur Twitter et Facebook datant d’avant le remaniement ministériel. Certes, il peut revendiquer le droit à l’oubli, mais, de par les fonctions qu’il a occupées et qu’il occupe encore, ne doit-il pas se plier aussi au devoir de mémoire ?
Rémi Mathis – Pour cette question, je préfère mettre ma casquette d’historien. Je ne suis pas sûr qu’un homme politique tenant cette fonction puisse légalement effacer ses tweets. Ils ont été écrits en tant que ministre de l’Intérieur et de Premier Ministre. Pour moi, c’est une publication officielle qui devrait être archivée par les services gouvernementaux comme d’autres écrits.
Revenons sur la décision de la cour de justice européenne sur le droit à l’oubli. Wikipedia a été parmi les premiers à la critiquer.
R. M. – Cette décision nous pose évidemment un certain nombre de problèmes. Pour beaucoup de personnes, ce droit va à l’encontre d’autres droits comme celui d’informer ou de s’exprimer. De fait, ça touche Wikipedia dès qu’une demande concerne nos informations. D’autant que les demandes de déréférencement concernent principalement des informations considérées comme gênantes par les personnes concernées. C’est tout le contraire d’une bonne information. Sur Wikipedia, ne sont publiées que des informations vérifiées et éditées par des sources fiables. Ainsi, s’attaquer à Wikipedia, c’est attaquer la liberté de la presse. Nous considérons cela comme une vision assez dangereuse de l’information.
Il n’y a jamais d’erreur sur votre site ?
R. M. – Comme partout, il faut faire attention, mais notre communauté respecte des règles strictes pour éviter les erreurs ou les ragots. Une information ne paraitra sûre que si elle est pertinente et qu’elle permet de comprendre le parcours d’une personne. Mais nous avons des cas où on nous critique un peu facilement.
Je pense au cas de Caroline Fourest qui se plaignait de sa fiche dans les médias. J’ai repris l’article avec elle point par point. Elle est devenue plus modérée et a admis que rien n’était faux. En fait, elle aurait préféré que d’autres évènements soient mis en avant. Elle aurait pu les commenter ou les expliquer dans les pages de discussion que nous avons créées pour ça. Il faut apprendre à utiliser notre service. Et puis, comme pour les autres médias, Wikipedia réclame aussi un esprit critique.
Il y a tout de même eu de vraies polémiques sur certains articles ?
R. M. – Effectivement, il y a par exemple celui de l’ex-ministre de la Culture, Mme Filippetti. Sa fiche comportait des informations privées sur ses relations avec son ex-compagnon. Nous avons décidé de les retirer, car ces affaires ne sont jamais sorties de la sphère privée. Elles n’ont aucun lien avec ses activités publiques. C’est typiquement le genre d’affaire où le retrait d’informations est pertinent.
Avez-vous reçu des demandes de retraits depuis l’arrêt de la Cour de justice européenne ?
R. M. – Difficile à dire, car ces affaires sont traitées par la Wikimedia Foundation, une structure américaine qui héberge Wikipedia. Selon la loi de confiance dans l’économie numérique, c’est l’hébergeur qui gère cela. Les demandes vont donc directement aux Etats-Unis. Il y en a d’ailleurs toujours eu. Les réponses se font au cas par cas, et quand la demande est justifiée, il n’y a pas de problème.
Pour l’arrêt de justice, c’est différent. Les demandes sont adressées aux moteurs de recherche. L’article existera toujours sur Wikipedia, mais ne sera plus accessible avec les moteurs. C’est une méthode pernicieuse. Ça nous prend en traître, car beaucoup de personnes arrivent chez nous via Google.
Quelles conséquences peut avoir le droit à l’oubli ?
R. M. – Franchement, on n’en sait rien du tout. C’est toute la question. Google a joué le maximalisme pour montrer l’absurdité de cette décision. Ils acceptent que n’importe qui puisse faire une demande pour caviarder les infos gênantes. Pour le moment, un bras de fer s’est engagé dans lequel les wikipédiens n’ont pas vraiment de pouvoir.
Si le fait de dire que tel personnage politique a eu tels ennuis judiciaires dans sa carrière devient illégal, c’est un véritable problème citoyen, c’est un problème vis-à-vis de la connaissance et de l’information. Il faut se demander quel type de société on veut. Il est normal que les personnes publiques cherchent à faire effacer les casseroles qu’elles trainent. Mais est-ce une avancée démocratique ? J’en doute.
Et puis rappelons que Wikipedia est un projet international et l’arrêt de justice ne concerne que l’Europe. Mais si un article sur une personnalité française est écrit par un québécois ou un sénégalais sur un espace francophone, sera-t-il soumis au droit à l’oubli ? C’est une question qui se pose.
La question de l’amnistie se pose tout de même. Pourquoi Wikipedia en serait exclu ?
R. M. – C’est un vrai débat. On s’est rendu compte que c’était inapplicable dans un certain nombre de cas, en particulier pour les recherches historiques. Est-ce que, à partir du moment où des crimes comme, par exemple, ceux commis pendant la guerre d’Algérie sont amnistiés, il faut arrêter toute recherche historique ?
Je poursuis, si un wikipédien utilise un article [de presse] sur la guerre d’Algérie pour en faire état sur Wikipedia, que fait-on ? Peut-il utiliser la connaissance déjà publiée dans des livres ou doit-on appliquer l’amnistie puisque cet article sera accessible par tous. Dans ce cas, l’amnistie n’a plus de sens. Nous n’avons aucune réponse à ces questions.
Pour finir, j’aimerais revenir sur une polémique qui a eu lieu cet été. Il s’agit de votre nomination au conseil de l’Hadopi. Pouvez-vous en parler ?
R. M. – En effet, mon nom a circulé au ministère de la Culture pour entrer au collège de la Hadopi. Je n’étais pas contre sur le principe. Cette autorité a changé depuis deux ans et travaille désormais sur le développement de l’offre légale.
On dit qu’en haut lieu, des gens ont des opinions sur ma pauvre personne. Ils ont dû avoir peur qu’un simple conservateur spécialisé dans les estampes du XVIIème siècle rejoigne cette autorité. Finalement, on ne m’a pas nommé.
J’ai été remplacé par quelqu’un qui est certainement très bien que je ne connais pas. Les questions sur lesquelles il travaille, notamment sur l’exception des personnes handicapées [Alain Lequeux représente le Groupement des intellectuels aveugles et amblyopes, NDR], sont très importantes. Ce choix appartient au ministère de la Culture.
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