Passer au contenu

Reconnaissance faciale : comment « l’œil de Moscou » est utilisé pour traquer les opposants à la guerre en Ukraine

Dans la capitale russe, les caméras dotées de technologies de reconnaissance faciale permettent aux autorités d’arrêter préventivement des personnes « fichées » pour avoir pris position contre la guerre en Ukraine. Ces systèmes de surveillance comprendraient des composants fabriqués aux États-Unis.

Alors qu’une loi va bientôt autoriser en France l’utilisation à titre expérimental de caméras intelligentes pendant les JO de Paris, une enquête fleuve de Reuters, publiée le mardi 28 mars, rappelle à quel point ce type de technologie peut conduire à une surveillance de masse. L’agence de presse, dans un long récit, explique avoir passé au crible près de 2 000 affaires et interrogé une vingtaine de Moscovites sur lesquels s’est abattue la machine infernale russe.

Sa conclusion est sans appel : la vidéosurveillance à grande échelle permet d’arrêter à titre préventif toute personne qui pourrait manifester contre la guerre en Ukraine ou exprimer une position contraire à celle du Kremlin. Un degré supplémentaire dans la répression des oppositions serait donc franchi, puisque ces caméras intelligentes permettraient non pas d’arrêter des personnes qui ont commis des crimes ou des infractions, mais celles qui risquent, potentiellement, d’en commettre.

À Moscou, l’un des plus grands réseaux de vidéosurveillance par reconnaissance faciale au monde

Parmi ces crimes : exprimer son opposition à une position du Kremlin. Selon la loi russe, il est illégal de s’engager dans des « actions publiques visant à discréditer l’utilisation des forces armées de la Fédération de Russie » et de diffuser délibérément et publiquement de fausses informations sur les forces armées russes – comprenez, il est interdit de critiquer la guerre en Ukraine menée par Vladimir Poutine. De telles actions sont passibles d’amendes et de peines d’emprisonnement allant de trois à quinze ans.

Pour faire respecter ces lois, les forces de l’ordre russes utiliseraient l’un des plus grands réseaux de vidéosurveillance par reconnaissance faciale au monde, mis en place à Moscou. En 2017, la ville avait présenté en grande pompe un réseau de 160 000 caméras dans toute la ville, dont 3 000 sont connectées au système de reconnaissance faciale. Six ans plus tard, cette technologie traque et permet d’arrêter à titre préventif tous ceux qui s’opposeraient, d’une manière ou d’une autre, aux décisions du Kremlin.

Nos confrères rapportent ainsi le cas d’Andrey Chernyshov, un employé de banque de 51 ans, qui avait très discrètement manifesté son désaccord à la guerre en Ukraine en se tenant seul, quelques minutes durant, devant une fontaine de la ville, brandi d’une pancarte sur laquelle on pouvait lire « Paix pour l’Ukraine », « Pas de guerre » et « Liberté pour la Russie ».

Une nouvelle pratique pour dissuader toute personne de manifester

Une semaine plus tard, alors qu’il devait se rendre à une manifestation contre la guerre, il était repéré par la vidéosurveillance du métro de la ville, et arrêté. À Moscou, les passagers sont photographiés lorsqu’ils franchissent les portes du métro, puis facturés directement du prix du billet. Tous les visages des voyageurs sont analysés, et si le système signale un passager à arrêter, quelques secondes suffisent pour que la police intervienne.

Libéré quelques heures plus tard, il était à nouveau arrêté près de chez lui, puis à de nombreuses autres reprises les semaines suivantes. Selon nos confrères, son cas serait loin d’être isolé. Les caméras auraient joué un rôle important dans l’arrestation de centaines de manifestants, expliquent nos confrères. Et à chaque fois que des manifestations seraient prévues, ou que le sentiment anti-guerre serait particulièrement fort, comme cela a été le cas lors des campagnes de recrutement de l’armée, ces arrestations préventives, faites grâce à la vidéosurveillance, auraient été particulièrement intenses. Certains sont contraints de signer des déclarations, promettant qu’ils ne manifesteront plus, pour pouvoir repartir. Aucune des personnes que Reuters a pu interroger, et qui ont été arrêtées préventivement, n’aurait été inculpée de la moindre infraction. 

« Il s’agit d’une nouvelle pratique, qui est utilisée avec un effet dissuasif, en particulier à Moscou, où les manifestations ont été les plus importantes et où les gens savent qu’ils sont surveillés par des caméras de reconnaissance faciale », commente Daria Korolenko, avocate chez OVD-Info, un groupe indépendant de défense des droits de l’homme qui surveille la répression en Russie. Certaines personnes concernées par ces détentions préventives à répétition ont préféré quitter le pays. 

Des composants made in USA de Nvidia et d’Intel utilisés dans ces systèmes de vidéosurveillance

Outre ces témoignages, nos confrères ont aussi enquêté sur le système de reconnaissance faciale utilisé à Moscou. Ce dernier serait composé d’unités de traitement graphique (GPU) fabriquées par Nvidia, une société basée en Californie, aux États-Unis, notamment utilisées pour entraîner des systèmes de reconnaissance faciale à identifier des images avec précision. Contactée par nos confrères, la société a expliqué qu’elle avait cessé de vendre ses puces à la Russie en mars 2022, et qu’elle ne pouvait pas suivre toutes les utilisations faites de ses produits. Même réponse pour Intel, dont les CPU sont aussi utilisés dans ces systèmes. 

Pour des avocats interrogés par nos confrères, ces technologies américaines sont utilisées dans des cas de violations des droits de l’homme. Il faudrait donc que les entreprises qui les fabriquent – donc Nvidia et Intel – mettent en place des mesures ou des procédures supplémentaires.  L’objectif : empêcher toute utilisation de leurs produits dans de telles situations. En 2021 déjà, Libération décrivait cet « œil du Kremlin » qui traquait alors des soutiens d’Alexeï Navalny, l’opposant à Vladimir Poutine : une même méthode, mais une cible différente.

🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.

Source : Reuters