Que vont devenir nos données numériques dans 20, 30 ou même 50 ans ? Pourrons-nous encore lire les photos, vidéos ou documents gravés sur CD, DVD ou disques durs ? Les formats de fichiers seront-ils encore compatibles ? Pas si évident ! Trois scientifiques français travaillant sous l’égide de deux Académies, des sciences et des technologies, viennent de tirer un signal d’alarme. Dans leur rapport publié au mois de mars, La longévité de l’information numérique*, ils bousculent les idées reçues en matière de conservation des données à long terme et font exploser la nébuleuse dans laquelle se complaisent fabricants et utilisateurs de supports de stockage, démonstration scientifique à l’appui. Leur postulat est sans appel : le stockage numérique ne résiste pas au temps, quel que soit le support. CD-R, DVD-R, Blu-ray inscriptibles, disques durs et mémoires flash sont condamnés à l’amnésie à plus ou moins longue échéance. Une catastrophe pour tous ceux qui croyaient dur comme fer à l’inaltérabilité de ce type de média. Une réalité anticipée par les technophiles qui avaient déjà fait le deuil de la stabilité de ces matériels. Si l’apparition du premier CD remonte à une trentaine d’années, celle du DVD à quinze ans déjà, et celle du Blu-ray à quatre petites années, des signes avant-coureurs se sont manifestés bien avant ce rapport.
Le numérique amnésique
Moisissures, cloques, rayures ou détériorations par substances diverses avaient déjà permis de constater les effets désastreux du temps sur ces supports. L’un des auteurs de l’étude, Franck Laloë, physicien et spécialiste de laser et d’optique, avait identifié le risque et alerté les médias dès 2007. “ Le numérique est un colosse à la mémoire d’argile : il oublie l’information avec une rapidité insoupçonnée de la plupart de nos contemporains ”, avait-il déclaré dans Le Monde en janvier 2008. Interviewé sur notre site 01net en mars dernier sur le sujet, il enfonçait le clou : “ Les fabricants ont voulu nous faire croire que leurs supports de stockage conserveraient nos données une éternité. Ce n’est pas le cas. ” L’outil informatique qui ouvrait des perspectives infinies à la transmission du patrimoine est scientifiquement remis en cause. Et ses limites ne concernent pas uniquement les supports physiques. Il en va de même pour les formats de fichiers ainsi que les systèmes de lecture. Plus de 180 milliards d’images numérisées enregistrées ont été répertoriées dans le monde en 2009 (source Infotrends). Ce nombre devrait atteindre 347 milliards en 2012, et c’est sans compter le texte, le son et la vidéo. La frénésie numérique touche tous les secteurs ? l’administration, la science, la médecine, l’art, les archives. Pour de grands organismes institutionnels comme les Archives de France, la Bibliothèque nationale, le Cnes ou l’Ina, les volumes sont considérables.Pour un particulier, l’archivage familial est environ de 100 Go à 1 To. Jean-Charles Hourcade, de l’Académie des technologies et coauteur du rapport, nous met en garde : “ Nous sommes confrontés à deux idées reçues en matière de pérennité des supports de stockage : la première est qu’un disque est gravé pour l’éternité. C’est une dérive sémantique. L’image du scribe égyptien qui grave ses hiéroglyphes dans la pierre est une vision rassurante, mais très dangereuse. L’autre idée est qu’il suffit de stocker ses données sur Internet pour les conserver ad vitam æternam. C’est déplacer le problème. Il n’existe pas de support physique qui assure la pérennité des données stockées. Et plus c’est distant, moins c’est sûr. ” Car l’information n’est pas “ gravée ” mais simplement stockée sur des CD ou DVD enregistrables qui sont conçus avec des matériaux instables. Avec le temps, ils sont soumis à des réactions chimiques et subissent des processus de vieillissement mal connus. Circonstance aggravante, au-delà de l’instabilité, les comportements sont différents dans le temps. “ Nous sommes dans le domaine de la chimie, avec des phénomènes de corrosion mal maîtrisés, et plusieurs mécanismes de dégradation lente ”, précise Jean-Charles Hourcade. Leur durée de vie n’excède pas 15 à 20 ans, et peut même être réduite à un an pour les moins résistants. Selon le rapport, ces supports se dégradent constamment, même lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Même erreur de perception pour les disques durs à plateaux magnétiques qui ne sont pas fiables au-delà de 10 ans (bien que les fabricants annoncent des MTBF ? temps moyen de fonctionnement entre pannes ? souvent supérieurs), et peuvent être sujets à des pannes dans les cinq premières années. Fragiles et ne supportant pas les chocs, ils sont imprévisibles : un crash brutal et c’est la perte assurée de toutes les données qu’ils contiennent. Quant aux mémoires flash, si elles ne sont pas encore considérées comme des supports de stockage à long terme, le rapport souligne qu’elles sont sujettes à un phénomène d’usure lors des processus d’écriture et de lecture (voir notre article sur les disques SSD en pages 56-57).
Logiciels, lecteurs, formats
Si la solution de l’archivage des données passait par Internet, ce serait l’idéal ! De nombreuses sociétés en ligne promettent en effet des stockages pérennes des données personnelles en garantissant la fiabilité de leur service. Jean-Charles Hourcade insiste, c’est un leurre : “ Parler de stockage sur Internet, c’est confondre les réservoirs et les tuyaux. Internet, c’est simplement un réseau qui permet de transférer les informations sur un site de stockage distant. ” Soit une société qui utilise elle aussi des supports physiques. Retour à la case départ. Avec en plus l’illusion de croire que toutes ces entreprises existeront encore dans 10, 20 voire 30 ans. Or, pour peu qu’elles soient revendues ou mettent la clé sous la porte, quel est le moyen de récupérer les données ?Autre facteur d’inquiétude : l’obsolescence des formats physiques de stockage et des formats de fichiers. Sera-t-il possible de lire dans 20 ans un document enregistré avec un logiciel qui n’existe plus, sur un support qui n’a plus de lecteur ?Un vrai casse-tête pour les entreprises comme pour les particuliers qui souhaitent conserver leurs informations actuelles sur du long terme. “ La problématique des formats est certainement encore plus complexe que celle des supports. Il y en a des centaines de milliers qu’il faut identifier et être sûr de pouvoir maîtriser ”, souligne Françoise Banat-Berger, sous-directrice du service interministériel aux Archives de France. Un éditeur peut à tout moment décider d’abandonner un logiciel au profit d’un nouveau, plus puissant, plus performant. Il existe de nombreux exemples de ce type qui illustrent bien les limites du format fermé, sous l’exclusivité d’un éditeur, par rapport à un format ouvert plus accessible et pérenne. Quant au problème de lecteur, la mésaventure de la Nasa en est un exemple terrifiant : les premiers pas de l’homme sur la Lune ont été enregistrés sur des bandes magnétiques originales qui ne peuvent plus être lues faute de matériel existant. De quoi donner à réfléchir sur l’avenir de nos supports numériques.
Vers les supports du futur
Dans l’attente de futures innovations technologiques, nos scientifiques émettent plusieurs recommandations en matière d’archivage. Elles se résument à deux termes : la duplication et la migration. “ La duplication des copies est la solution la plus pragmatique, avec obligation de les relire tous les ans. À la moindre petite hésitation du lecteur, une nouvelle copie est nécessaire. Autre impératif, stocker les supports dans un endroit sec, frais, à l’abri du soleil et surtout sans coller d’étiquette ni écrire quoi que ce soit au feutre sur les disques ”, préconise Jean-Charles Hourcade. Une opération à renouveler tous les deux à trois ans, en fonction du niveau de qualité du disque utilisé. L’archivage sur disque dur demande également une surveillance régulière, surtout au-delà de la période de garantie (trois ou cinq ans). La migration est la méthode la plus fiable pour conserver ses données. Elle s’applique à tous les formats de fichiers et à tous les supports. Ainsi, il sera plus judicieux de se fier à des standards courants, tels le JPeg pour la photo ou le MP3 pour le son qui ne devraient pas disparaître. De même, migrer d’un ancien média (disquette) à un support plus récent (DVD) permet de s’assurer l’accès à ses données dans le temps.L’avertissement est clair, il faut revoir notre manière de penser : les CD-R et DVD-R ne sont pas des papyrus, les disques durs n’ont pas la longévité de la pierre de Rosette. Et si l’on ne veut pas revivre le désastre de la bibliothèque d’Alexandrie, mieux vaut prendre quelques précautions. Le temps de voir arriver sur le marché des nouvelles technologies, tel le Century Disc, un disque en verre trempé dont la longévité est prouvée mais qui n’a pas encore été industrialisé à cause de son coût élevé. Cette invention française a pourtant servi de support à la Nasa pour envoyer des informations vers d’autres civilisations lointaines à bord d’une sonde spatiale. Autre piste, le projet américain Millenniata, un nouveau procédé de DVD-R en polycarbonate avec des composants inorganiques, donc inaltérables, mais cher. Il devrait durer 1 000 ans !* Jean-Charles Hourcade, Franck Laloë et Erich Spitz
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