Comme une épée de Damoclès, la décision de la juge Gonzalez Rogers a flotté tout l’été sur la destinée de l’App Store, après trois semaines de procès au mois de mai… Trois semaines durant lesquelles on a vu Epic peiner à présenter des preuves convaincantes sur certains points essentiels et les représentants d’Apple passés au grill de questions dont les réponses n’ont pas toujours donné satisfaction – notamment sur la rentabilité de l’App Store.
Vendredi, le verdict est enfin tombé, beaucoup plus nuancé que veut le laisser entendre Apple : c’est une victoire en demi-teinte, peut-être aussi annonciatrice de tempêtes à venir.
L’essentiel est préservé, pour l’instant
Kate Adam, senior vice-présidente des questions juridiques et légales pour Apple, l’a annoncé aussitôt le jugement tombé : « Nous sommes très satisfaits de la décision de la cour, et nous considérons que c’est une énorme victoire pour Apple. » Difficile de faire plus clair sur ce point, il est donc fort peu probable que le géant de Cupertino fasse appel de cette décision.
En effet, elle valide que « le succès n’est pas illégal », comme l’indiquait la juge dans sa décision de justice publiée dans un document PDF de plus de 180 pages. Dans un même esprit, la juge indique que le géant de Cupertino n’est pas en position monopolistique, contrairement à ce qu’avançait Epic Games, que ce soit au regard des lois antitrust fédérales ou de l’état de Californie.
Par ailleurs, la justice a tranché en faveur d’Apple sur neuf des dix points centraux avancés par Epic Games. Le géant de Cupertino échappe donc pour l’instant à la contrainte d’ouvrir ses périphériques à des magasins d’applications tiers, ou aux téléchargements depuis le Web. Pas de side loading donc, pas de brèche béante dans le pilier central de la stratégie d’Apple en matière de sécurité, de distribution et de contrôle de ses appareils.
De même, la justice n’a pas ouvert la porte au « magasin dans le magasin », qui aurait permis à un store tiers de court-circuiter l’App Store une fois installé. Dans une même veine, l’obligation de passer par des achats intégrés, d’en proposer la possibilité en tout cas, n’a pas été remise en question.
Enfin, pour ne rester que sur l’essentiel, le système des commissions n’a pas été mis à mal non plus. La règle continuera de s’appliquer, peut-être parce qu’Apple a su aménager la situation ses derniers mois et années, notamment en mettant en place son programme Small Business Program, qui concerne potentiellement 98% des développeurs, selon Apple, et réduit de 30 à 15% les commissions prélevées lors d’un achat d’application ou dans l’application.
C’est en cela qu’Apple remporte une grande victoire. Pas plus qu’en Corée du Sud récemment, ou au Japon, la justice ne remet en question son « pré carré », son App Store verrouillé, qui est également la seule porte d’entrée dans ses périphériques pour les applications.
Dans cette décision de justice, la juge Gonzalez Rogers estime que l’App Store n’enfreint donc aucune règle antitrust – ou en tout cas qu’Epic Games n’a pas su le démontrer-, n’empêche pas les développeurs d’accéder aux utilisateurs d’iOS, et ne freine pas non plus l’innovation. Sur ces points, les avocats et témoins d’Apple ont donc réussi leur pari. La juge a entendu et reconnu les arguments qui mettent en avant des garanties de sécurité, de respect de la vie privée, etc.
Mieux, comme le souligne Kate Adams dans une prise de parole, la cour a trouvé qu’« Apple et les développeurs tiers, comme Epic Games, bénéficient de manière symbiotique d’une innovation sans cesse croissante et de la croissance de l’écosystème iOS ».
Une obligation d’ouverture dont il faut encore prendre la mesure
Pour autant, le jugement n’entérine pas un statu quo. Car la juge Gonzalez Rogers n’a en définitive retenu aucune des deux définitions de l’environnement compétitif que lui proposaient Epic Games et Apple. La première minimisait la liberté du développeur de Fortnite, la seconde était trop large et noyait l’App Store dans un champ bien plus étendu, qui incluait aussi les kiosques de téléchargement des consoles, par exemple.
Mais surtout, si la juge n’a pas pu conclure qu’Apple était en situation de monopole, elle a trouvé que le géant américain adoptait un comportement anti compétitif. Notamment en imposant des restrictions trop importantes dans les possibilités d’achats en dehors des applis. C’est pourquoi la juge californienne a décidé d’imposer à Apple une ouverture.
Ce qui change, dans le détail
La juge Gonzalez Rogers n’impose pas la suppression de l’obligation des achats intégrés (IAP, en anglais, pour In App Purchases), pas plus qu’elle ne permet aux développeurs l’intégration d’un système de paiement alternatif. C’était une des requêtes principales d’Epic, celle de pouvoir proposer un autre Store.
La justice a demandé à Apple d’aménager deux points essentiels, de communication hors de l’application et dans l’application. Le premier est la possibilité pour les développeurs de pouvoir communiquer directement avec leurs utilisateurs, sans passer par Apple ou leur appli, grâce à des informations fournies volontairement par les clients lors de la création d’un compte dans l’application. Ce point fait penser en partie à l’accord signé par Apple et la JFTC, au tout début du mois.
Le second est qu’Apple permette aux développeurs d’« inclure dans leurs applications et leurs boutons de métadonnées, liens externes et autres appels à action la redirection des clients vers des méthodes d’achat qui ne soient pas des achats intégrés. » C’est la fameuse injonction anti-steering qui met le doigt sur un contrôle trop important d’Apple dans les processus d’achats.
Autrement dit, Apple conserve le droit d’imposer des IAP, mais doit aussi offrir la possibilité à ses partenaires d’ajouter une solution extérieure. En définitive, les utilisateurs décideront et feront leur choix.
Ce point devrait faire perdre à Apple quelques milliards de dollars par an, mais ce n’est rien au regard de ce que l’App Store représente dans l’ensemble de son écosystème, logiciel et matériel.
D’autant que la balle est doublement dans le camp d’Apple. Tout d’abord, les ingénieurs de la firme de Cupertino vont avoir la possibilité de se surpasser pour offrir des solutions plus séduisantes, aussi bien aux utilisateurs qu’aux développeurs. Après tout si l’ergonomie, l’intégration, la gestion des achats, la facilité d’utilisation sont bien meilleurs dans la version d’Apple (sans parler d’une commission revue) peut-être que cette plaie ouverte sera bénigne et n’entraînera pas un affaiblissement des revenus du géant de Cupertino.
Ensuite, Apple, qui indique être encore en train d’analyser ce document, a désormais 90 jours pour prendre la mesure de ce que la décision implique et proposer une solution technologique (et marketing) satisfaisante à tous ses développeurs. De nouvelles fonctionnalités ou approches qui devraient être disponibles dans tous les App Store du monde, même si des ajustements à la marge pourraient être réalisés ponctuellement.
Une première étape sur un chemin semé d’embûches
La décision de la juge Gonzalez Rogers a donc des airs de victoire indéniable pour Apple. La meilleure preuve en est que Epic Games a déjà annoncé faire appel de ce jugement. Système judiciaire américain oblige, il ne devrait pas y avoir de second procès, mais une analyse des documents, une reprise et nouvelles études des positions.
Apple, pour l’heure, indique ne pas avoir encore tranché la décision de se pourvoir éventuellement en appel, mais ce choix paraît fort peu probable au vu des premières réactions du géant californien.
L’affaire n’est donc pas totalement terminée. Elle l’est d’autant moins qu’elle est désormais une étape très claire d’un long chemin qui voit Apple soumis à des enquêtes un peu partout dans le monde. Notamment en Europe, toujours pour sur des questions d’éventuel abus de position dominante.
Face aux régulateurs et enquêteurs du monde entier, Apple va désormais devoir montrer patte blanche. Or, sa réputation est plutôt de se montrer inflexible, voire pire, lors de ses négociations. Il serait regrettable que ce comportement, cette attitude d’extrême fermeté, nuise aux intérêts des utilisateurs.
Comme bon nombre d’experts en sécurité, y compris pendant le procès Epic vs Apple, la justice américaine a reconnu que le modèle fermé avait son intérêt pour préserver vie privée et sécurité. Il serait donc dommageable qu’une approche intransigeante d’Apple lors de ses discussions et négociations avec les enquêteurs et législateurs à travers le monde aboutisse à la destruction d’un modèle qui semble bénéfique. Si Apple ne veut pas bouger un peu, une solution bien plus virulente pourrait être retenue par la justice et les législateurs.
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Comment, alors aboutir à la création d’un modèle plus performant, qui arriverait à concilier sécurité, protection de la vie privée et liberté de choix ?
Dans le cycle des grandes batailles anti-monopolistiques qui se jouent actuellement, Apple n’a pas le pire des jeux en main. Parmi les GAFAM, il est l’un des seuls, par son modèle économique centré sur le produit, à clairement mettre la vie privée des utilisateurs au sommet de ses objectifs – même si d’autres géants jouent cette carte désormais, avec plus ou moins de force de conviction.
Pour autant, sa taille colossale, son pouvoir financier et symbolique, en font une cible parfaite, pour l’exemple, pour s’assurer qu’un message est passé, pour que les régulateurs affermissent leurs positions avant d’autres enquêtes, également.
Assouplir les règles de l’App Store
Peut-être, dès lors, qu’Apple devrait profiter de cette situation pour revoir les fameuses guidelines qui régissent son App Store, pour les assouplir, les repenser suffisamment pour pouvoir continuer à garantir sécurité et vie privée à ses utilisateurs, deux points de grande valeur. À n’en pas douter, Apple le sait, lui qui les sert dans ses discours marketing.
Peut-être, également, qu’Apple devrait tendre la main aux développeurs et reconnaître de manière plus satisfaisante leur apport. Ils sont nombreux, comme Steve Troughton-Smith, développeur reconnu et loquace sur Twitter, à ressentir du mépris et un profond manque de reconnaissance. Même si Apple, lors des WWDC, semble saluer sa communauté, au quotidien, les relations semblent moins idylliques. Or, Apple a besoin de ses plus de 30 millions de développeurs pour que l’App Store continue à croître, pour faire entendre sa voix et pour préserver son modèle économique, également. Cette communauté est forte, et elle doit être un allié, par un ennemi ou une force contrainte.
Car, l’insatisfaction pourrait mener d’autres développeurs, aussi importants qu’Epic Games, ou de moindre taille, peut-être, à partir à l’assaut de l’App Store en justice, ou de diverses manières. Non pas parce que le kiosque d’Apple est totalement mauvais, mais parce qu’il nourrit des relations trop inégales à leurs yeux.
Apple est encore en position de force. C’est donc le bon moment d’infléchir suffisamment ses positions pour le rester. À peine quelques jours après la publication des conclusions de la juge Gonzalez Rogers, le raz de marée craint n’a pas emporté les défenses de la forteresse App Store. Il a juste sapé une partie de son enceinte. Mais les prochaines vagues pourraient s’engouffrer dans ces fissures nouvelles et continuer à éroder le jardin clos d’Apple. Pour le meilleur ou pour le pire. « Le succès n’est pas illégal », c’est entendu, mais, selon l’éternel principe du tape-taupe anti-monopolistique, quand une tête qui dépasse est trop inflexible, elle finit systématiquement par être enfoncée.
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