“ Avant la fin de l’année, le prix du triple play va monter ” : Xavier Niel, fondateur et principal actionnaire d’Iliad-Free, avait surpris son auditoire en mars dernier, en prédisant l’augmentation prochaine des prix du haut débit. Plus timides, les autres fournisseurs d’accès nous ont confié leur opinion… lors de conversations off. Il est évident que les nouvelles taxes imposées par les pouvoirs publics, la concurrence et les pressions sur le déploiement d’infrastructures de plus en plus onéreuses les rendent nerveux. Fatigués de supporter seuls des charges financières exponentielles, ils considèrent qu’ils doivent trouver du soutien, et rappellent, non sans arrière-pensée, que le haut débit à 30 euros/mois tout compris est une exception française qui devient dure à tenir.Offres Premium, options payantes, services prioritaires, forfaits au volume… ce n’est plus un secret, les opérateurs peaufinent leurs modèles économiques sur l’Internet fixe. Chez SFR, par exemple, une offre Premium ? en option payante ? est dans les tuyaux, avec un nouveau décodeur qui délivrerait des contenus “ multiflux ” (afin que la télé puisse arriver sur plusieurs postes dans les foyers) et des jeux vidéo. Free, de son côté, a lancé en catimini son Pass prioritaire, qui permet aux abonnés de bénéficier de la télé de rattrapage (pour regarder des programmes déjà diffusés, la fameuse catch-up TV), avec une qualité de service garantie aux heures où le trafic est le plus dense, à condition de payer une option. Orange, quant à lui, fait la promotion de son partenariat inédit avec le célèbre site français de musique gratuite diffusée en streaming, Deezer, et propose un service enrichi de musique couplé à un abonnement ADSL, pour 5 euros de plus par mois. En marche donc, une différenciation de plus en plus forte des forfaits du haut débit, qui nous fait craindre une certaine ressemblance avec les offres effritées de la téléphonie mobile dans lesquelles les consommateurs ont beaucoup de mal à se retrouver.
Payer pour avoir le meilleur
“ Dans cinq ans, si rien n’est fait, nous allons nous retrouver face à un gros problème : nous ne pourrons plus assurer une bonne qualité d’accès à tous les services pour tous les internautes ”, nous confie sous le sceau du secret un FAI. En cause, la bande passante, que les fournisseurs de contenus et leurs clients consommeraient avec trop de gourmandise. Jean-Michel Planche, PDG de Witbe, société spécialisée dans la supervision des infrastructures et des systèmes d’applications et d’informations des opérateurs mondiaux, explique : “ Un opérateur français doit acheter sa connexion à France Télécom ou à un fournisseur de bande passante du type Open Transit.Ces opérateurs sont reliés à des fournisseurs de transit étrangers. Ils s’échangent leur trafic Internet via des points d’interconnexion, dits points de peering ”. Les échanges peuvent être gratuits s’ils sont équivalents, ou payants selon la proportion de trafic à acheminer. À ce niveau déjà, les négociations sont plus ou moins claires entre chaque acteur. ça coince encore plus sérieusement sur l’acheminement du trafic sur le réseau national. Du point de peering au centre de transit de Paris, puis vers les villes de France et jusqu’à l’abonné, l’opérateur paie seul la bande passante. Ainsi, après avoir financé la boucle internationale, la boucle nationale, la boucle locale, il doit encore assurer le développement de son réseau, sans oublier l’accroissement de capacité de ses serveurs. Et aujourd’hui, ça fait trop, disent les FAI français. Pics de consommation, saturation du trafic, les infrastructures actuelles ne pourront bientôt plus faire face à la demande ; et les aménagements sont si coûteux que, selon eux, les abonnements au tarif actuel ne suffiront plus à les couvrir.Alors, où trouver des fonds ? Plusieurs scénarios se dessinent. D’une part faire payer les gros diffuseurs de contenus comme Facebook ou Google, d’autre part augmenter les prix des forfaits des abonnés. Payer pour avoir le meilleur de l’Internet… Impensable il y a quelques années, la perspective se précise. “ Certains sites envoient leurs flux et se fichent pas mal de la bande passante nécessaire pour afficher correctement leurs contenus sur le terminal des utilisateurs. Ils ne paient pas pour ça, et ne prennent même pas la peine d’optimiser la compression. Pourtant, ce sont leurs clients, leur gagne-pain ”, continue notre informateur en colère. Le trafic de la vidéo sur des services comme YouTube ou Facebook fait doubler chaque année les besoins en bande passante. La crainte des opérateurs est accentuée par l’essor des usages mobiles, comme le streaming et la vidéo, qui parfois saturent les réseaux. Cet été, les abonnés Orange, notamment, se sont plaints de ne plus pouvoir accéder à YouTube depuis leur mobile. Orange a-t-il volontairement bridé l’accès au service ? Une chose est sûre : les négociations vont bon train.Les FAI estiment en effet que les fournisseurs de contenus (Facebook, Google et les autres) récoltent toujours plus de revenus sans jamais mettre la main à la poche. Ces derniers ? principalement basés de l’autre côté de l’Atlantique ? rétorquent que leurs services donnent de la valeur aux réseaux, ce qui permet aux opérateurs de développer leur clientèle. Google, plus précisément, affirme déjà dépenser des millions en serveurs et en bande passante. La société américaine maintient que l’accès libre aux contenus et services ? conditionné par la fourniture d’accès sans discrimination ? est un moteur à l’innovation et contribue au succès de la Toile. “ Ce sont ces sites qui génèrent les abonnements et les connexions, acquiesce Jean-Michel Planche. Plus les opérateurs ont d’abonnés, plus le réseau a de la valeur. À chacun son métier. Pour les opérateurs, c’est d’investir sur les infrastructures et les rentabiliser. ” Dans la lutte qui oppose les FAI aux fournisseurs de contenus, le rapport de force semble cependant tourner en faveur des premiers. Ils pourraient obtenir gain de cause en ce qui concerne la répartition des coûts nécessaires au développement des infrastructures du réseau. Ils pourraient aussi obtenir des sites de contenus qu’ils optimisent leurs services pour diminuer la bande passante utilisée. “ L’une des options serait de faire payer les fournisseurs de contenus et de services soit au volume de trafic, soit à la qualité de service. Mais ces sources potentielles de financement ne seraient pas énormes. Les plus gros acteurs pèseront de tout leur poids pour payer le moins cher possible ”, estime Vincent Bonneau, directeur des services Internet à l’Idate, centre d’études et de conseil européen sur les secteurs télécoms, Internet et médias.
Deux Internet au lieu d’un ?
Deuxième scénario envisagé, donc : mettre les internautes à contribution. Pour faire face aux nouveaux coûts engendrés par l’augmentation du trafic, les opérateurs pourraient revoir leurs forfaits, et notamment revenir sur la notion d’illimité jusqu’à plafonner les consommations. “ Le but sera de faire payer les plus gros utilisateurs en ajoutant des options payantes, et d’inciter les autres à consommer moins en limitant les services ”, ajoute Vincent Bonneau. La question soulevée avec précaution est la suivante : tout le monde doit-il payer la même chose pour des utilisations différentes ? Pourquoi n’y aurait-il pas des prix d’entrée pour les petits consommateurs, et des offres spécifiques pour les gros usagers. Des forfaits au volume et des garanties de qualité (c’est-à-dire de débit) sur certains services ADSL ou fibre optique. Dans le collimateur aussi, les échanges en peer-to-peer, les services de voix sur IP, et le streaming audio et vidéo sur les réseaux mobiles. Exit les forfaits “ Internet mobile illimité ” vantés par les opérateurs, déjà vilipendés par les associations de consommateurs pour leur complexité. “ La stratégie actuelle des opérateurs est une diversification à outrance autour d’un cœur qui est la vente d’accès ”, remarque Vincent Bonneau. Les fournisseurs d’accès reprennent volontiers l’exemple du courrier postal où plusieurs réseaux de distribution cohabitent : de la même manière que pour l’acheminement du courrier, vous avez un tarif normal et un tarif express, vous auriez un Internet à deux vitesses ou plus précisément deux réseaux parallèles et non plus un accès unique.
Une certaine idée du Net disparaît
Voilà qui sonnerait la fin de ce que Timothy Wu, professeur de droit à l’université de Columbia à New York, a conceptualisé au travers de la “ neutralité du Net ”. Ce principe est censé garantir aux utilisateurs qu’ils ne subiront aucune limitation de leur accès à Internet. Il protège par ailleurs les petits acteurs du Net, en leur assurant une visibilité égale à celle des grands diffuseurs. Cette neutralité est déjà mise à mal sur nos réseaux mobiles. Demain, c’est sur nos accès fixes qu’elle pourrait être enterrée. Et avec elle, une certaine idée du Net, ouvert et identique pour tous…
🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.