L’invasion de l’Ukraine ne coûte pas que des vies et des roubles à la Russie. Outre la mise au ban de ses citoyens, les entreprises étrangères qui sont parties en masse, les embargos et la ribambelle de mesures de rétorsions bancaires, le pays doit faire face à des pénuries. Causées notamment par des décisions américaines de bloquer la vente à la Russie d’appareils électroniques coûtant plus de 300 $ (autant d’euros).
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Ces actions forcent le pays de Vladimir Poutine à regarder en face ses manques et faiblesses, particulièrement technologiques. Alors que Samsung et Apple ont quitté le pays, la hausse du prix de ces terminaux – achetés par des voies détournées – et l’invasion de modèles chinois a poussé certains acteurs locaux comme la National Computer Corporation (NCC, ou HKK en cyrillique), une importante entreprise technologique locale, à se lancer sur le marché. L’entreprise moscovite, forte de quelques milliers d’employés, a annoncé fièrement vouloir produire 100 000 smartphones et tablettes d’ici à la fin de l’année. Alors la Russie va-t-elle réussir à développer une industrie locale – et souveraine – de smartphones ? Nous allons voir quelles sont les entraves… et pourquoi cela est fort peu probable.
L’industrie russe larguée face à la Chine
Avec un voisin direct appelé République Populaire de Chine, on comprend que le projet est bien une question d’indépendance technologique. La frontière commune des deux états permet un libre transport des marchandises et la Chine ne manque pas de constructeurs de smartphones ou de tablettes. C’est là que le projet russe prend déjà du plomb dans l’aile : la qualité de fabrication locale n’a aucune chance face à « l’Atelier du monde ». Entre la qualité des infrastructures, le niveau (et la quantité) de la main d’œuvre qualifiée, le niveau (et, là encore, le nombre) des ingénieurs spécialisés en technologie ou en production de masse, la « grande » Russie fait figure de lilliputien face à la Chine.
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Il faut ainsi rappeler que la Russie a déjà eu des initiatives locales dans le marché, avec les Yotaphone, de Yota Devices. Des appareils qui avaient défrayé la chronique avec l’usage d’écrans à encre électronique (comme les liseuses) ou encore l’intégration d’un système d’exploitation Sailfish OS (création finlandaise d’ex de chez Nokia). Nés en 2013, ces smartphones exotiques sont morts lors de la mise en faillite de l’entreprise en 2019. Autant dire que monter une nouvelle entreprise dans un contexte où les pièces, notamment les processeurs, sont désormais frappés d’un embargo, devrait se révéler encore plus difficile pour NCC que pour Yota à l’époque. Et si cette domination de la Chine sur la production de terminaux donne peu d’espoirs à l’initiative russe, il faut aussi rappeler que l’Empire du Milieu marche, lui-aussi, sur des œufs.
Souveraineté électronique : même la Chine n’y arrive pas
Si on vous demande de me citer un smartphone 100% chinois, vous serez bien en peine. D’une part, parce qu’il faut rappeler que si la plupart des terminaux sont bien assemblés en Chine, l’industrie est hautement mondialisée. Avec des capteurs d’image japonais ou coréens, des puces essentiellement fabriquées à Taïwan, des OS américains (nous y reviendrons). Une chaîne complexe de technologies, de logiciels, de machines, de composants, de designs, etc. dont beaucoup sont sous contrôle direct ou indirect des États-Unis. La Chine et ses champions technologiques, que sont Huawei ou SMIC, savent à quel point les Américains sont puissants dans ce domaine. Ce sont eux qui ont privé Huawei des usines taïwanaises de TSMC et des Google Mobile Services (GMS), de Google – saignant à mort la division smartphone du géant chinois – ou encore fait pression sur le gouvernement néerlandais pour empêcher ASML de vendre ses précieuses (et uniques) machines de lithogravures au fondeur SMIC (et à toutes les usines chinoises d’ailleurs).
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La Chine s’en sort cependant très bien, car elle dispose de beaucoup d’acteurs qui travaillent avec des entreprises américaines – Oppo, Xiaomi, etc. intègrent des puces Qualcomm par exemple – et parce qu’elle a déjà des acteurs locaux capables de développer des puces. Souveraines pour certaines (on pense à des CPU ou des GPU), ou avec des licences britanniques, comme les puces ARM d’Unisoc et Rockchip, par exemple).
Le parallèle avec la Russie est encore plus accablant, puisque les Américains maintiennent le même genre de pressions sur le pays, il ne dispose pas de poids lourds de l’électronique. Il ne pourrait, de toute façon, pas faire grand-chose : le niveau de développement technologique étant tellement bas qu’il faudrait des années pour exploiter les machines et logiciels de conceptions de puces dernier cri. À ce contrôle matériel, il faut ajouter un autre genre de contrôle, encore plus puissant : celui du logiciel. Car si l’entreprise NCC pourrait dans un premier temps utiliser les services Google, un consultant de Counterpoint Research interrogé par nos confrères de Wired explique que si les terminaux pourraient « intégrer Android dans un premier temps, Google pourrait à court terme cesser de livrer des licences complètes ». Coupant l’accès aux GMS. Et à cela, s’ajoute le problème des écosystèmes.
Le pouvoir des écosystèmes… américains
La Russie n’a pas d’industrie high tech matérielle, mais elle n’a pas non plus de vraie industrie des systèmes d’exploitation et n’a ainsi aucun impact sur les écosystèmes globaux. Si le pays dispose bien de certaines plates-formes souveraines – on pense notamment au Facebook local, VKontakt –, pensez à un logiciel ou service ou plate-forme russe que vous puissiez utiliser en tant qu’utilisateur européen, américain, indien ou chinois. Allez, on vous aide : il n’y en a aucun.
Si le pays bidouille des Linux maison – notamment pour faire fonctionner ses antédiluviennes puces souveraines – et a un grand savoir-faire en matière de sécurité logicielle (notamment dans le piratage et donc l’attaque numérique !), son impact sur les écosystèmes mondiaux est nul. Si on regarde du côté de la Chine, le pays maîtrise bien Android (la plupart des terminaux locaux n’ont pas les Google Mobiles Services, mais des services chinois) et a une population et une économie qui ont pu faire décoller des écosystèmes domestiques… reposant massivement, directement ou indirectement, sur des systèmes ou des briques logicielles américaines (Android, iOS, Windows, macOS).
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Certains services d’État, comme la Défense, disposent de Linux très personnalisés (RedFlag OS, etc.), mais mis à part cela, les OS chinois sont rares et l’écosystème local limité aux frontières du pays. TikTok est une des rares exceptions et le système HarmonyOS, de Huawei, quoique bien fonctionnel désormais, ne représentent qu’une toute petite part de marché. On pourrait imaginer ici que l’initiative russe de NCC s’appuie, à terme, sur HarmonyOS, de Huawei. Mais la route sera longue pour le maîtriser et l’intégrer. Et outre la frilosité de laisser s’infiltrer en Russie les logiciels et services chinois, le public local pourrait avoir du mal dans un premier temps. Car en dépit de différences en matière d’alphabet, la plupart des citoyens russes sont plus tournés vers l’Occident que vers l’Orient – il suffit de voir où les riches placent leur argent et expatrient leurs enfants ! Le simple panorama des enseignes qui ont fermé (McDonalds, Starbucks, etc.) ou qui sont restés (comme Auchan ou Leroy Merlin), permettent de mettre en lumière le tropisme occidental que le pays a développé depuis la fin de l’URSS.
Un smartphone russe pourrait-il voir le jour cette année ? Sans nul doute. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire s’il est vraiment conçu et produit en Russie, ce sera un terminal bas de gamme, avec des SoC chinois (bien moins performants que les puces américaines de Qualcomm ou taïwanaises de MediaTek), conçu autour d’un OS américain, avec des services essentiellement occidentaux. Un appareil qui ne semble avoir aucune chance de pouvoir éclipser les très bons terminaux chinois d’entrée de gamme. Et, à moins d’un investissement de plusieurs dizaines de milliards de dollars, ce smartphone hypothétique n’a aucune chance d’initier le développement d’une filière locale vraiment souveraine.
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Source : Wired