Depuis que la 5G fait polémique, ses partisans aiment rappeler des exemples de technologies qui ont suscité des peurs jugées aujourd’hui injustifiées. Et de regarder avec condescendance ceux qui craignaient que la radio ne soit fatale aux oiseaux dans les années 20. Un cas déniché par le podcast Pessimist Archiv qui s’est fixé pour mission de redonner foi au changement en alignant les contre-exemples de « pessimistes du passé ».
Le problème, c’est que dans le sens inverse, la rhétorique des pro-5G se trouve rarement interrogée. D’où l’intérêt de solliciter des historiens des techniques pour décrypter leur discours. Il se révèle, grâce à leur travail, plein de poncifs et assez similaire à ceux qui ont accompagné toutes les innovations que nous avons connues depuis la révolution industrielle.
La 5G contre la lampe à huile
Le 15 septembre dernier, le président Macron s’adresse aux acteurs de la French Tech. Il en profite pour lever le doute sur un éventuel moratoire sur la 5G et annonce qu’elle sera bien lancée, n’en déplaise à ses détracteurs.
« J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile, mais je ne crois pas au modèle Amish », déclare-t-il.
Emmanuel Macron passe sous silence le fait que les élus signataires de la tribune pour un moratoire sur la 5G revendiquaient aussi la généralisation de la fibre optique et de la 4G dans les zones rurales.
Il préfère les dépeindre de façon caricaturale en ennemis de la technologie et en réactionnaires. Faire passer les technocritiques pour des obscurantistes est une stratégie extrêmement courante. Cela permet de disqualifier d’emblée ceux qui osent poser des questions. Cette démarche est le plus souvent accompagnée d’une autre idée : celle que les opposants seraient irrationnels.
« On est un peu chez les fous »
Dans son livre L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, l’historien chargé de recherches au CNRS Jean-Baptiste Fressoz, montre comment nous avons oublié que toutes les innovations ont suscité des polémiques depuis le XIXe siècle et à quel point les acteurs industriels ont perçu à chaque fois leurs risques en s’acharnant à les masquer.
L’histoire de ces opposants au train qui auraient craint des atteintes à la rétine à cause de la vitesse est ainsi une pure invention dont il a réussi à remonter le fil au moment de l’avènement du chemin de fer. Mais cette anecdote continue d’être citée aujourd’hui.
D’une manière générale, les industriels des télécoms aiment focaliser le débat sur les effets sanitaires de la 5G. Car sur ce terrain, ils peuvent clamer haut et fort, et à juste titre, qu’aucune étude scientifique n’a jamais prouvé de façon irréfutable les conséquences néfastes de la téléphonie mobile pour l’homme. Cela permet de passer sous silence d’autres interrogations comme l’impact environnemental et sociétal, et de cataloguer les anti-5G comme des hurluberlus, voire des fous.
Ce sont exactement les propos de Xavier Niel, le fondateur de Free, lorsque la rédaction des Echos l’interroge sur les peurs suscitées par la 5G :
« Ce refus de la 5G pour des raisons souvent incompréhensibles est stressant. On est un peu chez les fous », déclare-t-il. Et plus loin « Cela relève du domaine de l’irrationnel ».
« Y a pas le choix » : maintenir la compétitivité de la France
Autre argument souvent utilisé pour défendre une technologie, celui de « y pas le choix ». Dans un entretien accordé à l’AFP en septembre, le patron d’Orange Stéphane Richard justifie l’urgence du déploiement de la 5G.
« Le gouvernement considère que la 5G est un élément de compétitivité essentiel pour l’économie française. Il n’a échappé à personne que l’on est dans une crise économique, avec une dépression massive et un vrai risque aussi sur le tissu industriel, donc ce n’est pas le moment d’aller tourner le dos au progrès, à une technologie qui va être déployée partout ailleurs », peut-on lire.
Nous aurions besoin de la 5G pour continuer à créer des emplois et rester compétitifs sur le plan mondial, alors que tous les pays y passent. C’est un grand classique de la rhétorique technophile. Il a été analysé par le sociologue Dominique Boullier sous le nom de « tyrannie du retard » . Ce dernier a d’ailleurs montré comment cette attitude pouvait être contre-productive.
L’historien Jean-Baptiste Fressoz cite souvent l’exemple de la construction des gazomètres, ces réservoirs pour l’éclairage au gaz, qui avaient été précipités à Paris avec les mêmes arguments. Dans les années 1820, l’Etat a fait taire ceux qui redoutaient des explosions en insistant sur le retard que prenait la France par rapport à l’Angleterre. N’en déplaise à Emmnanuel Macron, ce choix technologique a été discutable. Polluant, peu efficient et dangereux, l’éclairage au gaz au coeur des villes n’a pas été la grande avancée promise par rapport à la lampe à huile.
La 5G est écolo : on a oublié les effets rebond
« La 5G est une technologie écolo », a prétendu le directeur général d’Iliad Thomas Reynaud sur France Info. « L’augmentation des données se fera avec ou sans la 5G mais avec la 5G ce sera beaucoup plus efficace (qu’avec la 4G) d’un point de vue environnemental. »
Que les antennes 5G soit plus efficaces énergétiquement que celles de la 4G, peut-être. Mais les acteurs des télécoms reconnaissent tous que les utilisateurs seront incités à consommer davantage de data avec la 5G et ils l’affichent d’ailleurs dans leurs prévisions.
D’où la crainte du fameux effet rebond théorisé par l’économiste britannique Stanley Jevons au sujet du charbon. James Watt avait mis au point une locomotive à vapeur qui utilisait moins de charbon. On aurait pu penser que cela modérerait son utilisation. Mais cela a incité, à l’inverse, à en consommer davantage.
« Nous ne pouvons pas faire de plan sur la comète et décréter que la 5G va augmenter à coup sûr la facture énergétique des réseaux mobiles. Mais l’Histoire est pleine d’effets rebond, notamment dans le transport. Ce fut le cas aussi avec les moteurs des voitures qui consommaient moins et ont incité à rouler davantage », souligne Benjamin Thierry, historien à l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste du numérique.
Sans vouloir prédire l’avenir, assurer que la 5G serait une technologie écologique comme si c’était une vérité scientifique est bien imprudent. D’autant que l’empreinte environnementale de la 5G sera alourdie par le renouvellement des équipements radio et des terminaux du grand public.
La 5G est un outil : la technologie est-elle neutre ?
Le Parti Pirate a pris la plume au mois de septembre pour répondre à certaines critiques faites à la 5G. Dans son argumentation, apparaît l’idée que la 5G ne serait qu’un outil, et que c’est nous, simples utilisateurs, qui aurions le pouvoir de déterminer ce qu’elle sera.
« Cet outil pose une multitude de questions, mais les questions posées se focalisent sur l’outil en tant que tel plutôt que sur les choix sociétaux que nous faisons, ou, en l’occurrence, que nous ne faisons pas », peut-on lire.
https://twitter.com/PartiPirate/status/1308109325290831872
Cette notion d’outil renvoie à l’idée communément acceptée que l’on ne peut pas prévoir les usages que nous ferons de la 5G et que les ingénieurs sont donc incapables de nous dire exactement à l’avance à quoi elle va servir. Mais ils nous demandent malgré tout de leur faire aveuglément confiance. Ce qui pose question.
« C’est vrai que les usages des utilisateurs ne correspondent jamais tout à fait à ceux que les ingénieurs avaient imaginés et qu’il est impossible de les déterminer à l’avance. Mais ce discours revient un peu à dire “laissez-nous faire ce que l’on veut avec cette technologie et ne nous demandez pas des comptes”. Or, la technologie, c’est fondamentalement le résultat d’un rapport de force. Pour la 5G, par exemple, cela commence dès les organismes de standardisation qui sont des arènes de négociations entre les grands industriels qui défendent leurs intérêts et les grandes administrations télécom », fait observer Benjamin Thierry.
La 5G est le résultat d’un chemin compliqué, une succession de choix dans lesquels les rapports de force entre Nations et grands industriels ont pesé. La 5G n’est donc pas neutre, comme nous l’a expliqué François Jarrige, maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Dijon et auteur du passionnant ouvrage Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences.
« Le choix d’une infrastructure procède d’une logique d’irréversibilité qui n’est pas négociable. Le nucléaire, par exemple, ne peut pas être géré dans n’importe quelle société et avec n’importe quelle organisation. Il nécessite aussi des investissements considérables. C’est la même chose pour les réseaux autoroutiers. Et la 5G n’y échappe pas avec sa capacité à massifier l’Internet des Objets »
Finalement, notre capacité à modeler la technologie en inventant des usages ne se situerait qu’à la marge. Lorsque l’on organise des débats la veille du déploiement de la 5G, il est déjà trop tard pour peser. Ces discussions n’ont alors plus que pour objectif de créer de l’acceptation sociale. Et pour emporter l’adhésion, rien de mieux que de promettre le progrès.
« Le progrès » : une croyance héritée du XIXe
Lorsque le secrétaire d’Etat au numérique Cédric O inaugure le colloque environnement et numérique au début du mois d’octobre, il revient sur les résistances suscitées par la 5G et exprime sa foi en cette technologie porteuse de progrès.
« Je crois dans le progrès technologique. Dans la famille politique dont je suis issu, le progrès a été historiquement une condition sine qua non de l’émancipation. Je crois aussi que l’innovation et le progrès sont indissociables de l’Histoire de la France, patrie d’Auguste Comte, de Pierre et Marie Curie, des frères Lumière ».
A en croire le pouvoir politique, ceux qui soutiennent la 5G seraient donc du côté de l’innovation et du progrès, comme si les deux étaient indissociablement liés. Une association qui ne va pourtant pas de soi et qui remonte, là encore, au XIXe siècle.
« Les notions de progrès, de technique ou d’innovation sont des catégories abstraites, des mot-valises qui ne veulent pas dire grand chose », nous explique François Jarrige.
« Le progrès est une idée ancienne qui remonte au XVIIe siècle mais qui n’était pas centrée sur la technique : elle visait à améliorer les moeurs, les conditions de vie. Elle renvoyait à des notions de valeurs. Le mot technique, lui, est apparu au XVIIIe siècle et faisait référence à un savoir-faire, à une habileté à faire quelque chose. Quant à l’innovation qui date du Moyen-Age, elle appartenait au domaine juridique et se référait à l’introduction d’une nouveauté dans quelque chose d’établi. Elle est longtemps restée péjorative dans le sens d’une menace de déstabilisation de la société ».
La société industrielle a forgé le mythe du progrès
Ce n’est qu’au XVIe siècle que l’innovation devient synonyme de renouvellement. Mais il faut attendre le XIXe siècle pour que les représentations changent totalement sous l’effet du triomphe de la société industrielle.
« Le progrès s’est imposé dans le langage et s’est vu ramené au niveau des forces productives. Il a alors consisté à dompter les ressources naturelles. Et l’invention technique est apparue comme un moyen essentiel de réaliser le bien commun. L’innovation est devenue alors positive », nous décrit encore François Jarrige.
C’est à partir de 1968 que cette croyance commence à être véritablement remise en cause. Des penseurs, comme Lewis Mumford, Jacques Ellul ou Ivan Illich, vont porter un regard critique sur la société industrielle et technicienne qui leur apparaît davantage comme un problème qu’une solution. C’est aussi à ce moment que montent les préoccupations environnementales.
La 5G est le symbole d’une nouvelle contestation
Mais à partir des années 80, l’idée d’innovation revient en force et se rétrécie même avec l’essor de l’informatique et la numérisation de la société.
« Les controverses des années 70 ont été comme totalement oubliées. On a vu émerger un véritable culte de l’innovation pour elle-même. Ce mot est presque devenu magique et l’idée d’un progrès heureux a été réactivée », déplore François Jarrige.
Le président Macron et son gouvernement se présentent en dignes héritiers de ces croyances. Mais ils se heurtent à des résistances inattendues.
Si la 5G fait autant débat aujourd’hui, c’est parce que de nouvelles contestations émergent. Chômage, réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, crise économique, les raisons de douter des promesses technologiques s’accumulent. La 5G devient un symbole à abattre et l’ampleur des controverses dépasse probablement sa portée réelle.
Alors, quelles leçons tirer de l’Histoire ? Pour poser les bases d’un vrai débat, il faudrait probablement arrêter de promettre un progrès social sans faille et de mobiliser un champ lexical dix-neuvièmiste naïf, dépassé et sans plus aucun rapport avec la réalité. Cesser aussi de faire passer tous ceux qui se posent des questions pour des obscurantistes et, surtout, ne pas faire semblant de vouloir débattre, alors que les processus sont engagés de façon irrémédiable. Bref, il est temps de faire preuve d’intelligence, de vision à long terme, de discernement et de concertation. Il est plus que temps de nous demander si nous voulons vraiment la 6G.
Sources : Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, de François Jarrige (Editions de la Découverte), L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique de Jean-Baptiste Fressoz (Editions du Seuil), le podcast Pessimist Archiv, discours d’Emmanuel Macron, discours de Cédric O, interview de Stéphane Richard, interview de Xavier Niel, interview de Thomas Reynaud.
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