Je travaille. Enfin, j’essaie. Sur un bureau voisin, un Palm couine. Le collègue le fait sonner dix-huit fois par jour pour chaque rendez-vous, ou quand il doit appeler sa mère, sa femme, son plombier. J’ai un autre collègue, un accro, une loque humaine, qui en est à plus de trente signaux par jour. Bref, j’ignore la pénible mélodie, du style Lambada qui remplace l’habituel ” Tuuuut ” électronique.Et je me remets au travail. J’essaie. Je vais poser une question à un autre collègue. Il commence à me répondre, et puis son mobile grelotte. C’est désagréable, il a remplacé le bip de base par une mélodie pénible style Lettre à Elise. Sa secrétaire le cherche parce qu’il a un rendez-vous et que son téléphone ne répond pas (il l’a décroché pour travailler tranquille). Elle l’appelle plusieurs fois par jour pour lui rappeler des rendez-vous, des réunions, des obligations diverses. Je la soupçonne même de l’appeler pour lui rappeler qu’il doit téléphoner à sa mère, ou penser à l’anniversaire de sa femme.Et je me remets au travail. J’essaie. Je regarde mon écran, et soudain une fenêtre jaillit accompagnée d’un bruit abject. C’est mon agenda qui me rappelle que j’ai failli oublier quelque chose. J’ai remplacé la sonnerie de base par un truc énervant style Guerre des étoiles et je ne parviens pas à le désinstaller. Le phénomène se répète plusieurs fois par jour. J’ai tendance à oublier les rendez-vous, les réunions, les anniversaires et d’appeler ma mère. Non, en fait, cette fois-ci c’est pour me signaler que ma formation sur l’agenda d’entreprise ?” celui qui m’expédiera des signaux à longueur de temps ?” va commencer.Je force un peu le trait ? Bon, d’accord, mes deux collègues existent bien (s’ils me lisent, merci de changer vos sonneries), mais je n’utilise pas mon agenda… ou alors pas souvent. Cependant, je vous assure que je connais des gens qui pratiquent les trois en même temps. Alertés par leur agenda électronique, sonnés par leur mobile et étouffés sous les pop-up. Il y a toujours un signal, une excitation, une sollicitation qui vient leur indiquer ce qu’ils doivent faire. Ils marchent à l’horloge, à la pointeuse. Pourtant, ils n’y sont pas soumis, ce n’est pas une norme imposée par leur direction. Ils ne sont pas à l’usine, mais dans l’informatique, ou le management, le journalisme ou les affaires.C’est un fait étonnant qu’une des conséquences de l’informatique sur nos vies professionnelles aura été de réintroduire la pointeuse là où elle avait disparu. Oh, bien sûr, ce n’est pas la même pointeuse. Mais c’est une idée voisine. C’est l’intervention perpétuelle d’un temps étranger dans mon temps personnel. Du temps planifié, celui qui ne correspond pas avec la réalité de ce que je suis en train de faire. De celui qui s’aligne sur un emploi du temps figé et n’en dévie jamais, quelle que soit mon appréciation personnelle de la durée. C’est une scansion intrusive et violente du cours de mes journées. Et avec l’extension des réseaux de télécommunication, vous pouvez en être sûr, ça va empirer.L’informatique augmente la planification. Là où aucun patron ne pouvait mettre un contremaître sur le dos de chaque ouvrier, il peut désormais doter le moindre de ses employés d’un mobile et dun agenda électronique. Il peut sans difficulté le rappeler sans cesse à cet ordre, planifier son travail, exiger que le temps personnel se confonde avec le temps professionnel.Vous ne préféreriez pas prendre votre temps ?Prochaine chronique le jeudi 15 février
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