Vous aimez les balades en mer ? Alors, imaginez l’homme du XXIe siècle (vous, moi) à la barre de son bateau. Dans la poche droite de son ciré, son mobile, relié au Net, qu’il utilise pour consulter la météo marine ou revendre ses actions TotalFinaElf. Dans sa poche gauche, un PDA, pour écouter de la musique MP3 ou utiliser le GPS. À portée de main, un micro portable, pour répondre aux mails les plus urgents ou regarder un film. Sur le pont, sa copine, une femme sans fil, dont le PDA miniature et le mobile sont accrochés au bikini avec un clip.De la science-fiction ? Évidemment non. Nous sommes tous, déjà, des cellules communicantes. Quand votre portable sonne au milieu d’une partie de pêche, aujourd’hui, vous avez un peu honte. Mais bientôt, l’indécent piaulement fera partie du paysage.Au début, chacun s’est réjoui de la disparition des temps morts (l’attente d’un coup de fil au bureau, les embouteillages…) et de l’augmentation de la productivité (voir l’édito du numéro 11). Mais les effets pervers du monde ultracommunicant commencent à se manifester.Nous sommes bombardés par un flux d’informations permanent. Toutes les minutes, un mail. Toutes les dix minutes, un appel. Chacun ” checke ” sa boîte vocale et sa mailbox vingt fois par jour en sortant de réunion, de déjeuner, des lavabos ?” ou avant d’y entrer.Et puis il y a tous ces sites, ces chaînes, ces journaux, toutes ces informations qui se bousculent. Nous avons besoin de notre ” piquouze ” à intervalles de plus en plus rapprochés. Nous devenons des accros. Nous n’avons pas le choix, puisque nos concurrents sont aussi des accros.Les consultants nous préviennent que seules les entreprises les plus rapides survivront, celles dont les dirigeants surinformés et surréactifs prendront leurs décisions avant les autres. Logiques avec eux-mêmes, ils viennent donc d’inventer le “velocity management consulting” (le conseil en management de la rapidité).Et s’ils nous aidaient plutôt à faire le tri ? Les dirigeants souffrent, mais leurs subordonnés aussi. “Nous assistons à une généralisation de l’urgence et de l’aléatoire “, explique Francis Jauréguiberry, chercheur au CNRS, qui dénonce la “saturation informationnelle de certains cadres fusibles” et les “réactions négatives des employés nomades constamment contrôlés” (les chauffeurs routiers ou les commerciaux, dont on peut en permanence vérifier et surtout changer le planning par le biais du portable).Être toujours joignable, c’est ne jamais pouvoir décrocher. Or décrocher est indispensable. Autrefois, les heures passées dans la voiture ou dans le train étaient utilisées, plus ou moins consciemment, à réfléchir et à trouver des idées.Temps ” morts ” pour la rentabilité de l’entreprise, ils étaient bien ” vivants ” pour l’intéressé et, à moyen terme, pour son employeur : temps de rêverie, d’émotion, d’échanges… On lisait un bon thriller ou une fresque historique qui, par la magie des petites connexions du cerveau, faisait surgir une idée d’amélioration du produit ou un thème pour le prochain séminaire…Maintenant, nous n’avons plus accès à ce savoir accidentel : il y a toujours un client ou un collègue qui nous appelle, quand nous ne sommes pas en train de donner des consignes à notre assistante. Le monde sans fil, c’est la mort de la créativité.Nous n’avons plus le temps de penser. De penser gratuitement. Ou plus l’état d’esprit qui nous le permettrait : la nécessité de rester connecté, c’est aussi l’obligation de vivre en état d’urgence potentielle, avec cette inquiétude latente (si je débranche mon portable, je peux rater quelque chose d’important).Si un cerveau génial invente un jour une solution pour rester propre sans prendre de bain ni de douche (ou, plus probable, si Nokia lance le mobile waterproof), il supprimera notre dernier espace de pensée sans contrainte, et nous n’aurons plus d’idées du tout.Aux États-Unis, de plus en plus de citoyens exigent, dans leur testament, d’être enterrés avec leur mobile. Non parce qu’ils craignent de s’ennuyer dans l’au-delà, mais parce qu’il les délivre de la peur archaïque d’être enterrés vivants. Aujourd’hui, on ne meurt pas quand le c?”ur s’arrête, mais lorsque l’abonnement est résilié.
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