90 ans, il se promène avec sa canne, mais enseigne encore à l’université de Claremont, près de Los Angeles, et conçoit des cours de management en ligne pour la société Corpedia Training Technologies. Peter Drucker est, depuis soixante ans, l’un des observateurs les plus pertinents du business. Il est à l’origine de nombreux concepts qui ont marqué des générations d’étudiants et de cadres : la direction par objectif, l’outsourcing et, plus récemment, l’économie du savoir (knowledge economy). Comment juge-t-il la révolution numérique et ses conséquences pour les entreprises ? Comment voit-il évoluer le monde après l’irruption de l’internet ? Les réponses du vieux sage qui se souvient encore qu’il comptait, parmi ses premiers amis, un certain Thomas J. Watson Sr., fondateur d’IBM.
Newbiz : Vous avez été un des premiers à dire que l’attribution de stock-options aux salariés de la nouvelle économie avait un effet négatif sur l’image qu’ils se faisaient de leur entreprise. Pourquoi ? Peter Drucker : Mon premier commentaire sur la question date d’il y a cinq ans. À l’époque, j’avais déjà attiré l’attention de mes clients sur la logique perverse de ce mode de rémunération qui pousse presque mécaniquement les techniciens, ingénieurs, chercheurs ?” bref, tous ceux que j’appelle les ” travailleurs du savoir ” ?” à quitter sans état d’âme leur employeur dès qu’ils peuvent exercer leur option de vente.Comment en étiez-vous arrivé à cette conclusion ? Un fait m’avait frappé : les anciens salariés d’IBM ou de Procter & Gamble, deux sociétés qui ont connu un fort taux de turn-over ces dernières années, sont généralement très fiers d’avoir travaillé pour elles. Or, ce n’est pas le cas des anciens de Microsoft. Ceux que j’ai rencontrés déclarent unanimement détester cette entreprise qui leur a pourtant permis de devenir riche ! Mais, pour ces scientifiques de formation, la logique purement financière de Microsoft ne correspondait pas à leur système de valeur, fondé sur la reconnaissance personnelle d’un travail bien fait. Ce mode de rémunération est donc fondamentalement contre-productif ? Je le crois. Récemment, j’ai diligenté une enquête dans un grand groupe frappé par un turn-over alarmant. Voici ce que raconte l’un des salariés : ” J’ai passé six semaines en Chine avec trois de nos plus gros clients. À mon retour, j’ai voulu parler à mon patron des opportunités qu’il me paraissait urgent de saisir. Peine perdue. Tout ce qui l’intéressait, c’était de comprendre pourquoi les actions de la boîte avaient baissé de huit points la veille. ” Voilà où nous mène une politique de stock-options, qui pousse les éléments les plus productifs de l’entreprise à intégrer des raisonnements de petits porteurs ! Parlons justement de ces ingénieurs et chercheurs que vous désignez sous le terme de ” travailleurs du savoir “. Comment mesure-t-on leur productivité ? J’ai appris à le faire dans les années 60. À l’époque, je travaillais pour l’un des leaders mondiaux de l’industrie pharmaceutique. Le nouveau PDG souhaitait mesurer la contribution de chacun de ses départements à la croissance de l’entreprise. Le chef du département Recherche affirma qu’il était impossible de mesurer celle de ses scientifiques. J’ai voulu lui démontrer le contraire.Comment avez-vous procédé ? J’ai réuni les chercheurs par groupes de dix et j’ai demandé à chacun : ” Avez-vous au cours des cinq dernières années contribué à une réalisation qui ait amené sur le marché une vraie différence ? Et à laquelle comptez-vous participer dans les trois ans à venir ? ” J’ai été stupéfait de constater qu’aucun des travaux en cours n’offrait de perspective commerciale à horizon raisonnable ! Tout se passait comme si le dialogue entre le marketing, la fabrication et la recherche était bloqué. En associant tous les départements, le PDG doubla en cinq ans le nombre de travaux scientifiques commercialisables. Un mot sur le système de santé américain, qui traverse actuellement une crise sans précédent…Il n’est pas le seul. Tous les systèmes de santé traditionnels sont au bord du gouffre financier. Pour éviter la faillite, les agences gouvernementales américaines externalisent massivement leurs services de soins.Ce qui fait de la santé un secteur plein d’avenir pour les entreprises privées…Ce qui en fait un secteur d’avenir tout court. J’estime que les dépenses de santé et d’éducation représenteront dans vingt ans 40 % du PIB des pays développés. Elles en constituent déjà le tiers. La santé est par ailleurs un domaine qui sera totalement bouleversé par les nouvelles technologies de l’information… Comment ça ? Ne nous voilons pas la face : 80 % des soins prodigués aujourd’hui par les médecins pourraient être parfaitement assurés par de simples infirmières. Ces dernières ont simplement besoin de savoir à quel moment elles doivent orienter le patient vers un praticien spécialisé. Les technologies de l’information répondront à ce besoin dans un futur proche : elles font déjà des miracles en matière de formation ! Attention, j’ai dit formation et non éducation…Vous ne croyez pas à l’avenir de l’éducation sur l’internet ? Je ne pense pas qu’il soit possible en l’état actuel des choses de transmettre correctement un savoir scolaire par écran interposé. Sur ce point, Marshall McLuhan avait raison : le médium n’agit pas seulement sur la manière dont est transmis le message, il agit sur le message lui-même. Pour réussir l’e-learning, il faudrait redéfinir entièrement le processus d’enseignement classique. En faisant quoi, par exemple ? En trouvant d’abord un moyen de soutenir l’attention de l’élève placé devant l’écran ! Un bon prof sait comment réveiller une classe dissipée ou endormie. Sur le Net, il est impossible de ” sentir ” les réactions de l’élève. Il faudrait lui permettre de faire ce qu’il ne peut faire en classe : revenir en arrière, comme lorsque l’on lit un livre. Mais, par-dessus tout, il faudrait que l’enseignement en ligne ne délivre pas seulement un savoir brut, mais une culture qui ” accroche ” l’élève et le retienne devant son ordinateur…Que pensez-vous des programmes éducatifs en ligne mis en ?”uvre par les pays en développement ? Comme l’Inde, qui veut relier chaque village au web à l’aide d’un PC…Ces programmes seront difficiles à mettre en place. Ce n’est pas la technologie qui pose problème, mais les individus qui résistent. Les enseignants d’abord, dont le monopole est remis en question. Les parents ensuite, qui envoient leurs enfants dans les champs dès l’âge de 10 ans. Et puis, il y a le fait que certaines castes supérieures s’opposent à toute démocratisation de l’enseignement.Revenons au système de santé américain. Certains observateurs soutiennent que sa privatisation totale réglera tous les problèmes. Ils ont tort. Comme je l’ai dit tout à l’heure, la privatisation du système de santé suppose un bouleversement des pratiques médicales. Or, un système où 80 % des soins seraient délivrés par des infirmières ou traités en ligne me semble irréalisable aujourd’hui. Lorsqu’un médecin vous conseille de perdre 10 kilos, vous obtempérez. Feriez-vous de même si une infirmière vous délivrait le même conseil ? Baignés depuis trois mille ans dans la mystique de l’infaillibilité du médecin, les gens ne veulent pas d’un tel système.Ne pensez-vous pas que la fermeture d’hôpitaux ou l’arrêt de certaines recherches médicales non rentables pourraient à terme avoir un impact négatif sur l’espérance de vie des Occidentaux ? Je ne crois pas. Au risque de vous choquer, j’affirme que, depuis la découverte des antibiotiques dans les années 50, les avancées de la recherche médicale n’ont eu aucune influence sur la longévité de nos concitoyens ! Certaines découvertes ont eu des effets positifs, mais elles n’ont concerné que des petits groupes d’individus statistiquement négligeables. L’espérance de vie n’a pourtant cessé d’augmenter au cours du siècle dernier…Certes, mais on le doit surtout à l’amélioration des conditions de travail. En 1909, année de ma naissance, 95 % de la population active mondiale effectuait des travaux manuels ?” la plupart très dangereux pour la santé et la vie. Et puis au tournant du siècle sont arrivés des hommes providentiels ?” comme Franz Kafka… Franz Kafka ? L’écrivain ? Franz Kafka écrivait la nuit. Mais, le jour, c’était un cadre d’entreprise obsédé par les problèmes de sécurité en usine. Il devint même le Monsieur Sécurité de la Bohême-Moravie, l’actuelle République tchèque. Peu de gens le savent, mais nous devons à Kafka l’invention du casque de chantier ! Pour cette découverte qui fit tomber le taux annuel d’accidents du travail dans le secteur de la métallurgie de son pays à 25 ?, il reçut en 1912 la médaille d’or de l’American Safety Congress. Croyez-moi, c’est grâce à des hommes comme lui que l’espérance de vie des Occidentaux connaît aujourd’hui des sommets.La population occidentale vieillit inexorablement. À l’avenir, les jeunes vivront dans un monde contrôlé par les vieux ! On sait depuis longtemps que les valeurs dominantes d’une société sont véhiculées par les populations qui augmentent le plus. Or, en Occident, ce sont les plus de 50 ans qui se tailleront la part du lion dans vingt ans… Pourtant nos sociétés vouent un culte démesuré à sa jeunesse…Il y a effectivement le culte de l’enfant-roi que l’on retrouve partout, même en Chine. Saviez-vous que dans les villes côtières chinoises les familles de la classe moyenne dépensent plus d’argent pour leur enfant unique que pour les quatre enfants qu’ils avaient en moyenne auparavant ? Aux Etats-Unis, je suis sidéré par le niveau de consommation des gamins de 10 ans… Tout cela me fait redouter une exacerbation des conflits de génération. D’autant que, dans nos démocraties occidentales, le renouvellement démographique passera par l’immigration massive de populations jeunes, peu éduquées, dominées culturellement et économiquement. Franchement, je ne sais pas vers quel monde tout cela nous mène… Les démonstrations antimondialisation à travers le monde nous en donnent-elles un avant-goût ? Les militants antimondialisation font fausse route ! Ils se battent contre l’apparition d’un marché des produits agricoles et des biens manufacturés totalement ouverts à la concurrence mondiale. Or, c’est tout le contraire qui risque de se passer. Plutôt qu’à un phénomène de mondialisation, je crois que l’on va assister à la montée des protectionnismes nationaux, voire régionaux.Les revendications de ces militants antimondialisations sont-elles pour autant sans fondement ? Bien sûr que non. Le monde occidental est passé en quelques années de l’exploitation intensive du travail à l’exploitation intensive du capital. Ce phénomène a eu pour conséquence de réduire le pouvoir d’achat des travailleurs cantonnés à des tâches d’exécution, d’accélérer l’externalisation des jobs peu qualifiés vers les pays en développement et d’augmenter le degré de qualification des jobs disponibles en Occident. Il n’est pas étonnant que des pans entiers de la population vivent dans la douleur ces mutations sans précédent. Il est tout aussi légitime quils le fassent savoir.in Red Herring Magazine, paru le 30 janvier 2001. (c)2001, Red Herring Communications, Inc.
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