Jean Cazès, le patron de Freesbee, aurait mieux fait de jouer à Qui veut gagner des millions. À l’émission phare de TF 1, il aurait pu empocher 3 millions de francs. Au grand jeu de la nouvelle économie, il a, certes, levé 360 millions de plus, mais que reste-t-il de cette belle somme aujourd’hui ?Freesbee, en effet, a été racheté pour le tiers de sa valorisation par Liberty Surf et a dépensé presque tout son pactole. Pire : il a besoin encore de 230 millions de francs d’ici à 2002 pour atteindre le seuil de rentabilité. Goinfre, Cazès ? Boulimique ? Si encore il était le seul …Chausson Finances, spécialisée dans la levée de fonds, a calculé que les sociétés de capital-risque ont injecté, entre janvier 1998 et juin 2000, 6,2 milliards de francs dans les start-up françaises. Les recettes, elles, on les attend toujours. Les vingt start-up ayant effectué les plus grosses levées de fonds, totaliseront cette année moins de 1 milliard de francs de chiffre d’affaires (lire le tableau page suivante). Alors, où est passé l’argent de la nouvelle économie ?
La publicité a englouti, à elle toute seule, trois milliards de francs
La moitié des sommes injectées dans des nouvelles entreprises internet depuis deux ans a été brûlée en publicité sur le seul premier semestre de l’année. Ces milliards ont bien enrichi les agences et les médias. Mais beaucoup moins les start-up, dont les campagnes ont eu très peu d’impact. Le site le plus connu des Français, Wanadoo, n’est cité que par 13 % d’entre eux !Création d’une marque en trois mois, stratégie de com décidée en deux heures, délai d’une semaine accordé aux agences de pub pour monter une campagne, etc. : les dotcom qui s’adressent au consommateur final ont grillé 20, 40 parfois 100 millions de francs sur un coup de dés. Pour sa campagne 1999, Club-Internet a dépensé 80 millions de francs. La faute à ” l’Internet time “, ce credo en vertu duquel sur le Net tout devait aller à 100 à l’heure.Aujourd’hui, tout le monde revient sur terre. Les sites qui visent les entreprises consacrent au plus 20 % de leur budget à la pub, et les sites grand public calculent. ” En 1999, nous avons investi entre 5 et 6 millions francs en pub et cela nous a assuré une bonne visibilité. En 2000 et en 2001, nous mettrons 20 millions, affirme Gauthier Picquart, le directeur général du site de vente de produits high-tech, rueducommerce.com. En contrepartie, nous faisons 100 millions de francs de recettes. ” Combien d’entreprises peuvent se targuer d’un tel ratio ? ” Si je pouvais dépenser 200 millions en pub, nuance Gauthier Picquart, je le ferais. Car j’ai, en face de moi, la Fnac ou Carrefour, dont les budgets se comptent en milliards… “Le deuxième poste d’investissement qui a englouti des millions d’argent frais est le développement international. À peine sorties des limbes, les dotcom ont voulu devenir ” globales “. Toujours cette obsession de la vitesse. ” Nous étions obligés de nous développer en Europe et aux États-Unis en parallèle. Le temps qu’on lance l’activité ici, le marché américain aurait été saturé “, explique Didier Benchimol, d’iMédiation.Mais ce qui se justifie dans son métier ?” il vend des solutions pour l’e-commerce, secteur où il faut être mondial pour exister ?” concerne-t-il toutes les start-up ? On peut en douter. Un mois après sa création, avec seulement 10 millions de francs en poche, le site d’achat groupé Koobuy voulait s’installer dans quatre pays ! ” Le mythe qui veut qu’avec le web on arrose la planète a la vie dure “, commente le consultant Marc Giget. Or, jouer à la mini World company coûte cher ! Trente salaires supérieurs à 100 000 dollars, soit plus de 21 millions de francs par an pour le service marketing d’IMédiation à San Francisco par exemple !Mediapps, un agrégateur de contenu, qui réalise un tiers de son chiffre d’affaires hors de France, estime le coût d’implantation d’une filiale à l’étranger à plus de 6 millions de francs au minimum. La troisième pompe à millions concerne les frais de personnel, les ” pipeules “, (alias people) en langage ” e-branché “. Les collaborateurs, donc, comme on disait autrefois, peuvent représenter jusqu’à 80 % des charges dans le secteur des logiciels et 40 % dans l’e-commerce. Ces sommes sont, certes, souvent justifiées par la nécessité de développer une technologie en interne. Sur ses 100 salariés, CanalWeb, par exemple, en a embauché 20 pour le développement de sa plate-forme de diffusion de télévision sur IP. ” Aucune SSII, aucun cabinet de conseil, ne sait faire cela “, souligne son président, Jacques Rosselin.Les présidents-fondateurs ont serré leur ceinture. ” Ils sont priés de s’octroyer un salaire de ” survie “, dit Gilles Labossière chez Republic Alley, reflétant ici la position de maints incubateurs et capital-risqueurs. Le poste qui a explosé est celui des ” packages ” octroyés aux techniciens et aux pointures de l’ancienne économie. ” J’ai vu des directeurs financiers à 900 000 francs dans des boîtes de vingt personnes …”, raconte Jean-Emmanuel Rodocanachi, directeur des opérations de Gorilla Park, qui finance le lancement de start-up.Et il a bien fallu, ensuite, loger tout ce monde. Il est vrai que les start-up, essentiellement parisiennes, sont matraquées par l’inflation de l’immobilier dans la capitale. Sans compter les quelque 1 000 mètres carrés à dépenser pour câbler les locaux et la caution (un an de loyer !). Pourtant question locaux, les e-managers se sont aussi laissés aller à la frime. Freesbee était-il obligé de loger ses 70 hotliners en plein coeur de Paris ? Et même si son patron affirme être tombé sur une ” affaire “, était-il nécessaire que l’incubateur Start-up Avenue s’installe sur 1 500 mètres carrés dans un ancien hôtel particulier du quartier du Marais ?L’argent injecté dans les start-up n’a pas été perdu pour tout le monde… Une légion de prestataires ont profité de la manne. Les propriétaires immobiliers, donc. Les consultants, qui baignent dans le bonheur. Tous affichent une croissance à deux ou à trois chiffres ! Les avocats, aussi, qui interviennent à chaque étape de la vie d’une dotcom (50 000 francs d’honoraires pour la création d’un plan de stock-option par exemple). Les banques, évidemment, qui prennent 7 % de l’argent levé sur le marché à chaque entrée en Bourse. Les fournisseurs informatiques, forcément : en mutualisant les demandes des start-up, Republic Alley, par exemple, a fait descendre le taux de financement du matériel informatique de 12 à 7 % !
Les capital-risqueurs ont été plus faciles à convaincre que les clients
Au final, cela fait des emplois pour la France ?” 435 000 d’ici à 2003, selon le gouvernement ?” et quelques leçons de modestie pour tous ces patrons en herbe qui ont cru que, parce qu’ils avaient obtenu l’argent du capital-risque, ils allaient aussi obtenir l’argent des clients. ” Faire appel systématiquement à un avocat, c’est du gâchis. Quand un patron de PME ne connaît pas le droit, il n’a qu’à l’apprendre “, s’indigne Régis Saleur, le directeur général du fonds d’investissement Seeft, qui, lui, potasse les textes de loi pendant ses week-ends. Ceux qui n’ont pas le courage de s’y atteler pourront toujours se présenter à la prochaine saison de Qui veut gagner des millions.
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