À La Garde, sur les hauteurs de Toulon, l’appel de la mer ne se limite pas à celui de la Marine nationale, des chalutiers ou des ferries. Julien, 32 ans, y réside huit mois de l’année avec sa fille de 3 ans. Le reste du temps, il le passe au large, parfois à l’autre bout du monde, pour le compte d’Orange.
Autrefois technicien, chargé de l’installation de la fibre pour l’opérateur français, il a changé de cap il y a six ans. À La Seyne-sur-Mer, où Orange Marine possède l’une de ses deux bases, Julien est devenu jointeur. Il est appelé pour des missions d’un mois, au cours desquelles il navigue le long des câbles de fibre optique sous-marins, façonnant l’infrastructure de l’« Internet mondial ». Un rôle de maintenance effectué depuis un navire câblier.
De la fibre, encore et toujours, mais de la fibre de la plus haute importance, car 99 % des flux intercontinentaux transitent via les câbles sous-marins. Pour la France, avec Orange Marine et ASN (Alcatel Submarine Networks), une position géopolitique centrale. Marseille est le 7e hub d’interconnexion mondial, 16e point de chute des câbles sous-marins sur la terre ferme.
À 8 500 kilomètres de là, le 8 novembre dernier au Sri Lanka, le chantier naval Colombo Dockyard met à flot un nouveau navire baptisé « Sophie Germain ». Commandé en 2020, il doit compléter la flotte d’Orange Marine, la filiale de l’opérateur Orange, qui a déboursé 50 millions d’euros pour ce nouveau bébé. Le septième.
Après avoir passé avec succès les derniers tests, il a entamé sa longue traversée pour rejoindre La Seyne-sur-Mer, en rade de Toulon. Parti le 31 juillet, il a atteint son port d’attache le 24 août. Pendant les quarante prochaines années, il évoluera en Méditerranée, en mer rouge, et en mer noire pour des travaux de maintenance des câbles. Il y aura 60 personnes à bord. Parmi lesquelles Julien.
Ce sera la rentrée dans de nouveaux locaux le 2 octobre prochain. Car le navire Sophie Germain n’est pas un ajout dans la flotte d’Orange Marine, mais un remplacement du Raymond Croze, vieux de 40 ans. « Pour nous, le passage d’un bateau ouvert sur la mer à un bateau optimisé, efficace », commentait Julien.
« Une réduction de 80 % d’oxyde d’azote et 20 % de CO2 », annonçait de son côté Christel Heydemann, la Directrice générale d’Orange, présente à l’inauguration du navire le vendredi 22 septembre dernier. « On va partir en mer rouge en octobre », ajoutait le jointeur. Leur point de chute, peu après le canal de Suez, sera rallié le 8 octobre.
« L’enjeu est plus stratégique que financier »
Du premier câble sous-marin installé le 19 octobre 1851, au premier câble transatlantique cinq ans plus tard, les mers et les océans sont toujours restés des routes indispensables, jusqu’à l’arrivée de la fibre optique en 1980. Une croissance devenue exponentielle quand les GAFAM ont compris l’intérêt de ces câbles. Ils ont donné une tout autre dimension au marché.
De 2,6 milliards de dollars en 2016 il vient d’atteindre 6 milliards cette année avec une croissance de 12 % par an. Ce n’est pourtant pas uniquement pour l’argent que des entreprises comme Orange investissent des nouveaux navires comme le Sophie Germain et ses 100 mètres de long. Sur la douzaine de navires câbliers présents dans les mers du globe, la France est leader, suivie des États-Unis et du Japon. La Chine, qui ne possède qu’une activité régionale, a pourtant de gros projets.
« L’enjeu est plus stratégique que financier. Sans câble sous-marin, il n’y a pas d’Internet », déclarait Christel Heydemann, la Directrice générale d’Orange, avant d’ajouter avec assurance : « nous serons là dans les décennies qui viennent ». Orange Marine possède actuellement 15 % des parts de marché de l’installation et de la maintenance des câbles à travers le globe, mais l’accélération de l’activité n’empêchera pas d’autres acteurs de rattraper leur retard.
À La Seyne-sur-Mer, alors que toute la direction d’Orange visitait le nouveau Sophie Germain, il ne manquait que le Président de la République Emmanuel Macron pour témoigner de la course stratégique d’un tel investissement. Sur place lors de l’inauguration, des journalistes, mais aussi des élus, et des clients.
486 câbles sous-marins quadrillent aujourd’hui le globe. Orange Marine en a installé 263 000 kilomètres. Tous ont aujourd’hui une durée de vie de 25 ans, mais la pêche, les ancres des chalutiers, les avalanches marines et le sabotage mettent à mal ces installations de fibre optique.
Plus que d’installer de nouvelles routes – mission surtout menée par le navire câblier René Descartes – le Sophie Germain a pour rôle de réparer ces dommages. L’installation de nouveaux répéteurs (pour maintenir la bonne puissance du signal tous les 80 à 100 kilomètres de câble) fait aussi partie de la maintenance. Celle-ci se rassemble autour de l’accord MECMA, régissant l’entretien des câbles en mer Méditerranée, en mer Noire et en mer Rouge, le terrain de jeu du Sophie Germain.
Pourquoi ne cesser de construire de nouveaux câbles ? Pour une question de sécurité nationale, comprend-on très vite. À 2000 mètres de profondeur, difficile d’espionner quoi que ce soit des 99 % des communications intercontinentales passant dans les câbles. Les choses se compliquent en surface, lorsque les câbles atteignent le rivage. Là, les interférences et les installations tierces sont possibles.
Alors plutôt que de multiplier les passages hors de l’eau, les nouveaux câbles privilégient un point de départ et un point d’arrivée, et rien si ce n’est que des fonds marins entre les deux. Même s’il faut aller de l’autre côté du globe à l’image du prochain câble entre la France et Singapour.
Les câbles se multiplient, à mesure que les liaisons entre les pays se multiplient. Les évolutions technologiques ont permis de repousser les limites de la longueur des câbles, à l’image du projet pharaonique du 2Africa, le plus long câble du monde installé autour de l’Afrique pour le compte d’un consortium comprenant Meta (la maison mère de Facebook). Aujourd’hui 50 % de l’investissement en câble sous-marin est effectué par les GAFAM.
Un câble de 50 à 100 km coûte 30 millions d’euros, et les plus grands coûtent jusqu’à 700 millions d’euros, avec des dizaines de milliers de kilomètres. Ils sont la plupart du temps déposés au fond, mais aussi « ensouillés » (enterrés). De 1 à 2 mètres, ils peuvent aujourd’hui se trouver sous terre jusqu’à 3 mètres avec les outils de pointe du Sophie Germain.
Des câbles et des hommes
Ils montent en premier, prenant place à bord de leur nouveau navire. Ils sont des spécialistes – 300 salariés pour le compte d’Orange – parmi lesquels la moitié sont des marins, et les autres des techniciens ou des jointeurs. Pour une mission de maintenance, il faut pouvoir partir en 24 heures. À ce défi s’ajoute la lourde tâche de charger en câble un navire possédant deux cuves de stockage.
La méthode pour les enrouler ou les dérouler n’a pas changé en 100 ans. Pour un navire de maintenance comme pour un navire d’installation des câbles le même procédé « à la main ». Ils sont aidés par des machines, telles que le robot sous-marin filoguidé (ROV) capable de sectionner un câble endommagé pour le remonter à la surface, ou de l’ensouiller. Mais leur présence est toujours aussi capitale.
Julien sera l’un des quatre jointeurs qui embarqueront le 2 octobre prochain. Une fois que le câble en question sera remonté du fond et installé dans la grande salle où se trouve leur petit atelier, il se mettra à la tâche alors qu’un seul joint peut prendre entre 15 et 20 heures.
Assis en face de son coéquipier, ils formeront un duo, et fonctionneront en quart, avec une première session de 8 heures de travail, puis une seconde de 4 heures. À chaque fois, le même temps de repos entre les deux, tandis que l’autre duo de jointeurs prendra le relais. Au même moment, pour les marins, un temps de flottaison avant de reprendre leur poste et se mettre sur le trajet retour pendant six jours.
Le Sophie Germain a remplacé le Raymond Croze « parce que nous craignions que les moteurs ne redémarrent pas », reconnaissait Didier Dillard, le Président d’Orange Marine. Il s’agira d’un gros changement pour les équipages. Après un navire « où l’on travaillait par l’avant, le Sophie Germain nous fera travailler par l’arrière », nous expliquait le commandant du navire, Hoelig Moguérou. « Nous passons aussi d’un tirage de câbles hydraulique à un système électrique » ajoutait-il après nous avoir proposé de nous rendre dans la salle des moteurs.
Sur les vingt dernières années, le diplômé de l’École Nationale de la Marine Marchande a évolué entre l’Amérique du Nord et l’Asie centrale, et naviguait sur les routes Asie-Europe, Afrique-Europe et Antilles-Europe, pour le compte de Maersk, CMA-CGM et Delmas.
« Il est urgent d’attendre »
Un barrage contre le Pacifique. Entre le 14 et le 15 février aux îles Tonga, une éruption volcanique déchirait un tronçon de 80 kilomètres de câble sous-marin sur une ligne venant connecter l’archipel du Pacifique. Résultat, durant 38 jours, plus de connexion entre le royaume et le reste du monde. Une liaison rompue qui rappelait, pour beaucoup, l’importance des câbles et du travail de dépannage en urgence des navires câbliers comme le Sophie Germain. Et de quoi mettre en lumière le rôle primordial de jointeurs comme Julien.
À l’image des contrôleurs aériens qui tiennent des vies au son de leur voix, les jointeurs se font accorder un mois de congés pour un mois en mer. Lors des réparations, pas question de leur faire porter la pression non plus. Le travail a beau être urgent autant financièrement que du point de vue des ressources en carburant, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.
« Il est urgent d’attendre », nous résumait Julien. « C’est ce que tout le monde se rappelle ici. On est sur le même bateau, on a cinq jours pour terminer les réparations avant de repartir » ajoutait-il. Lorsque le moment est venu de remonter le câble et de commencer les réparations, le temps n’a plus d’importance qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit. « C’est la particularité de notre métier. On passe du lit à la meuleuse », riait-il. De cette gestion du temps, entre urgence et concentration, Julien en a tiré des leçons de vie.
Assis en face de son coéquipier pendant des heures, « on se prend vite à arrêter les conversations de surface, et parler de nos vies ». Sur le pont comme dans les cabines, il n’y a pas de connexion Internet pour passer des visios ou se divertir. « Starlink est l’idéal pour les connexions satellite », reconnaissait le Président d’Orange Marine pendant notre visite.
Pour les fervents défenseurs de la bonne connexion entre les pays et les serveurs, il est presque ironique de parler de déconnexion. C’est pourtant bien ce qui anime tout ceux qui embarqueront sur le Sophie Germain. « Même avec Starlink, on aura droit à 2 Go de connexion par personne. Ce n’est pas beaucoup, mais cela permettra au moins de pouvoir faire un appel en visio », disait Julien, qui se rappelait qu’il y a six ans encore, rien de tout cela n’existait.
Entre temps, ce passionné de jeux vidéo a réduit son temps d’écran de façon spectaculaire, et pas seulement en mer. De son métier et de son rythme, il a appris quelque chose quand il n’est pas au large : « On pourrait croire que ça nous sépare, mais pour moi, ça m’a appris ce que voulait dire être présent ».
A retenir
Les principaux acteurs du marché : Orange Marine (France), Alcatel Submarine Networks (France), SubCom (États-Unis), Nec Submarine System (Japon).
Nombre et distance de câbles sous-marins : 486 câbles, 1,3 million de kilomètres (33 fois le tour de la Terre).
Capacités des câbles : jusqu’à 12 pétabit/s en 2024.
Accord MECMA : accord de maintenance des câbles sous-marins d’Orange Marine en mer Méditerranée, en mer Noire et en mer Rouge. Orange vient de renouveler son contrat d’où l’intérêt de renouveler sa flotte avec le Sophie Germain.
Câble 2Africa : contournant l’ensemble du littoral africain, il est le plus long câble du monde (45 000 kms) et permet de connecter l’Afrique avec l’Europe et le Moyen-Orient.
Les GAFAM et les câbles sous-marins : ils représentent 50 % de l’investissement aujourd’hui. Ils en ont besoin de ces câbles, pourvoyeurs des grandes plateformes américaines aux Européens, aux Africains et aux Asiatiques de plus en plus connectés.
Jointeur : rôle capital, celui de ressouder les fibres entre elles, l’opération peut prendre 20 heures et les travaux doivent être entièrement bouclés en 5 jours.
800 opérations de réparation : le palmarès d’Orange Marine, alors que certaines opérations ont atteint des profondeurs de 6000 mètres, où le robot ne peut se rendre et où il est alors nécessaire de repêcher le câble avec l’aide d’un grappin.
Des navires de « survey » aux navires-espion : Orange possède l’Urbano Monti, avec sa filiale italienne Elettra, un navire de reconnaissance pour cartographier de nouvelles routes. Dans le monde, certains navires de « survey » sont aussi qualifiés de navires-espions, comme le Yantar russe soupçonné par l’US Navy d’embarquer des robots autonomes capables de sectionner des câbles.
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Reportage superbe, très intéressant. De quoi rêver de voir le même sujet à la télé. Merci de nous faire partager votre savoir.
Merci !
Excellent article !!! J’y apprends que la France est le leader des câbles sous-marins, notamment avec sa flotte via Orange !
Merci !
Très bon article on en apprend des choses ! Bravo à Orange pour leur travail et leurs bateaux.
Merci !
Nostalgie pour moi qui ai participé à cette belle aventure chez orange marine et ses navires cabliers en tant que chef de cuisine ( et oui il faut bien nourrir l’équipage.Je reconnais d’ailleurs Julien que j’ai encore vu il y a peu et qui apprécié ma cuisine) pendant plusieurs années et jusqu’à il y a peu. Par contre je suis étonné que l’on parle de 1 mois de bord. C’est plutôt 2 mois d’embarquement pour les marins et variable pour les techniciens il est vrai.
Merci pour votre témoignage !