Lundi matin, 10 heures. Antoine B., responsable du système de télécommunications d’une multinationale reçoit un message de son directeur. Sa société prépare l’ouverture d’une filiale japonaise et son directeur prévoit une explosion des communications téléphoniques entre le siège français et le Japon. Objectif d’Antoine : tout faire pour que l’ensemble des appels aboutisse et, surtout, pour que l’opération soit la moins coûteuse possible. En quelques secondes, il se connecte sur un site d’enchères télécoms, une place de marché de minutes de communications. Son premier réflexe est d’effectuer une recherche en utilisant comme critères ” Paris ” pour l’origine des appels et ” Japon ” pour la destination. Le système lui demande combien de minutes de communication il souhaite acquérir. Environ 20 000. Dernière étape : choisir la qualité désirée. Antoine opte pour un taux d’aboutissement des appels supérieur ou égal à 80 %, ce qui lui permettra d’indiquer à son directeur que sur dix numéros composés, huit aboutiront effectivement. D’un clic sur le bouton ” Rechercher “, il obtient une liste de tous les opérateurs qui lui proposent de façon anonyme leurs services. Après l’étude de la liste, il retient l’opérateur K., sans vraiment chercher à savoir qui se cache derrière cette lettre. Le taux d’aboutissement des appels n’est que de 70 % mais le prix est record : 60 % moins cher que ce que lui serait facturé par son opérateur habituel. Quelque vingt minutes après la confirmation de son achat, il reçoit un message lui confirmant que la liaison entre le siège et l’opérateur qui acheminera les appels au Japon est effective.
En France, deux acteurs
Alors que ce scénario relevait de la science-fiction il y a quelques années, c’est désormais chose possible. Les produits de base des télécommunications ?” minutes pour la voix, mégabits par seconde pour la bande passante ?” peuvent s’acheter sur internet. Mais, s’il existe dans le monde plus d’une douzaine de places de marché de ce type, seules deux sociétés ont réellement pris position en France : Trading Com Europe pour les minutes de voix et Band-X pour le transit IP (protocole internet). Fondée à Londres, Band-X a réalisé près de 80 millions de dollars (plus de 92 millions d’euros) de chiffre d’affaires en 2000 avec sa place de marché de minutes de télécommunications, de bande passante et d’hébergement de sites. Mais, lorsqu’elle est venue sur le marché français, la société a pris le parti de ne fournir qu’un seul type de service : du transit IP. “ Le marché des minutes télécoms est insuffisant en France : il est inférieur de plus de 33 % au marché anglais, explique Charles Orsel des Sagets, PDG de la filiale française de Band-X. Cette particularité, associée à la faiblesse des marges dans la voix, fait que nous préférons nous spécialiser sur le transit IP.” Une analyse qu’Arnaud Beauregard, PDG de Trading Com Europe, est loin de partager : “ Bien au contraire, le marché du transit IP n’est pas assez liquide pour que la demande soit suffisante. Les prix ne varient pas assez et l’engagement contractuel est trop fort : les contrats de location de bande passante sont parfois conclus pour un an. Hormis pour les besoins exceptionnels, il n’y donc pas de marché. “Si l’approche du marché est différente d’une société à l’autre, leur fonctionnement est assez similaire. Elles disposent d’un site sur lequel elles répertorient les offres des opérateurs, de façon complètement anonyme. Ces offres sont indexées en fonction de critères spécifiques au marché. “ L’international et les appels vers les mobiles représentent 90 % de notre activité, explique Arnaud Beauregard. Sur ce type d’appel, la qualité est très variable d’un opérateur à l’autre. Le point le plus important c’est le pourcentage d’appels aboutis. Vers l’Europe, les taux moyens sont de 80 à 90 %, mais ils peuvent à 25 % vers l’Algérie par exemple. Cela veut dire que sur quatre personnes composant un numéro, une seule obtiendra une sonnerie. ” Les critères suivants concernent le délai entre le moment où le numéro est composé et le moment où l’utilisateur entend la sonnerie, le taux moyen de coupures ou la puis- sance de l’écho. Côté IP, les facteurs d’évaluation des opérateurs dépendent de l’usage qui sera fait de la bande passante achetée, indique Charles Orsel des Sagets. “Pour diffuser de la vidéo en ligne, c’est le taux de paquets perdus qui compte. Chaque paquet perdu rend la vidéo plus saccadée. Dans d’autres cas, les acheteurs accordent plus d’importance au “ping” [temps mis par un paquet pour atteindre sa destination, ndlr] ou le nombre de “hops”, c’est-à-dire le nombre de points par lesquels vont transiter les données pour arriver à destination. Nous misons énormément sur la qualité de service car nous ne voulons pas être un outil de casse des prix. “
Dure rentabilité, optimisme serein
Toutefois, un opérateur ou un grand compte qui voudrait profiter de ces places de marché ne peut franchir le pas du jour au lendemain. Une première étape est nécessaire, la connexion de ses infrastructures à celles de la place de marché. Dans le cas de l’achat de minutes de voix, le client, comme le vendeur, doit se raccorder au commutateur de Trading Com. Véritable échangeur d’autoroute, ce switch relie physiquement le réseau du client et celui de l’acheteur. Dès qu’une commande est passée, le commutateur est reprogrammé pour relier les deux parties. Pour la bande passante, le principe est le même, des routeurs remplaçant le commutateur.Côté rémunération, ces places de marché tirent l’essentiel de leurs revenus des commissions qu’elles perçoivent sur chaque transaction. Trading Com perçoit 7 % pour les minutes de voix tandis que Band-X prend 15 % pour le transit IP. Ces marges, qui pourraient sembler confortables, assurent difficilement leur rentabilité. Ainsi, entre mai et décembre 2000, Trading Com a vu s’échanger 45 millions de minutes sur son réseau, pour un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros. Ce qui représente une marge de seulement 350 000 euros réellement encaissés par la société. Pour sa part, Band-X a réalisé 18 millions de dollars de chiffre d’affaires pour le transit IP sur l’ensemble de ses points de présence. Soit une marge de 2,7 millions de dollars.Pourtant, les deux acteurs affichent un optimisme sans faille. “ Les difficultés liées au secteur des télécoms sont une chance pour nous, explique Arnaud Beauregard. D’abord, les opérateurs cherchent à rentabiliser leur réseau coûte que coûte. Sachant que nous pouvons leur apporter de nouveaux clients, nous avons beaucoup plus de facilité à les attirer qu’il y a quelques mois. Deuxièmement, le risque de non paiement s’est développé à une vitesse exponentielle. Comme nous garantissons les paiements aux vendeurs, c’est leur intérêt de passer par nous. ” Une analyse reprise par Charles Orsel des Sagets pour Band-X: ” En achetant les capacités pour les revendre, nous jouons les tiers de confiance. Dans le contexte actuel, cela milite en notre faveur. “Malgré cet enthousiasme, la pérennité du modèle est loin d’être assurée. La première difficulté à surmonter pour ces places de marché reste, sans nul doute, leur capacité à attirer des vendeurs. Band-X n’a que deux offreurs sur sa plateforme française. Aux États-Unis, la situation n’est guère meilleure. Plus de 90 % des opérateurs ne font en réalité que revendre les minutes de voix de AT & T, Sprint et MCI Worldcom. Même si Antoine Beauregard explique que les opérateurs historiques commencent à créer des cellules de trading télécoms (récemment chez Cable & Wireless), les vendeurs ne s’installeront pas véritablement sur ces places de marché tant qu’ils ne trouveront pas de ” vrais ” clients en face. Car aujourd’hui, ces plateformes fonctionnent en vase clos : des opérateurs achètent des capacités à d’autres opérateurs. Peu de grands comptes ont véritablement franchi le pas. C’est seulement lorsque Carrefour achètera toutes les semaines 50 000 minutes de voix en ligne que les vendeurs se montreront vraiment intéressés.En outre, les places de marché spécialisées dans les minutes télécoms vont très vite souffrir de la convergence de la voix et du trafic IP. Alors même qu’elles ont investi des sommes considérables dans l’achat de commutateurs ” voix uniquement “, la transmission de la voix sur IP devient une réalité, notamment pour les communications internationales. Dans deux ans ces équipements seront dépassés technologiquement, incapables de suivre la demande qui se déplacera vers la voix sur IP.
Réorganisation en vue
Alors, bientôt oubliées les places de marché de télécommunications ? La plupart des analystes s’accordent à dire que non… Mais prévoient une réorganisation rapide du marché. Première hypothèse, classique, une concentration des acteurs autour de deux ou trois grandes places de marché. Deuxième possibilité : un adossement à des places de marché généralistes. Si les télécoms se transforment en produit de consommation courante, pourquoi ne pas les acheter en même temps que les ” gommes et crayons ” ? Il ne serait ainsi pas impossible qu’une place de marché de télécommunications soit absorbée par la plateforme business to business d’enchères toutes catégories Free Markets. Ou qu’une autre abandonne son modèle d’exploitation directe pour devenir prestataire technologique en marque blanche. Son offre constituerait la brique télécommunications des grandes places de marché industrielles mondiales. Mais quel qu’il soit, le repositionnement de ces start-up devient urgent : l’effondrement du marché des télécoms conduira inexorablement à la chute de leurs marges.
Cinq places de marchés télécoms à suivre | ||||||||
TRADING COM | BAND-X | MEGABITEX | ARBINET | RAT EXCHANGE | ||||
D’origine française, cette start-up, qui a levé plus de 10 millions d’euros, s’est concentrée sur le marché de la voix. La société est aujourd’hui opérationnelle en France, au Royaume-Uni et en Allemagne. De mai à décembre 2000, elle a totalisé quelque 45 millions de minutes de communication sur son réseau. | Installée à Londres, la société a levé 51 millions de dollars (58,8 millions d’euros) en deux tours. Elle est implantée dans huit pays (Royaume-Uni, France, Allemagne, Benelux, États-Unis, Hong Kong, Brésil et Inde). En France, la start-up, jugeant que le marché de la voix n’est pas mûr, se concentre sur le transit IP. | Lancée en avril en Italie, Megabitex a levé 1 million de dollars. La société se dédie au transit IP sur le marché italien. Sa plateforme ne propose encore qu’un seul vendeur, mais des discussions sont engagées avec trois autres opérateurs. La société compte se développer à l’étranger grâce à des partenariats. | D’origine américaine, Arbinet, vient de lever 35 millions de dollars et se concentre sur les minutes télécoms. La société ne dispose que d’un switch à Londres, mais affiche déjà 18 clients en France, où elle affirme étudier les modalités d’une implantation prochaine. L’Europe représente la moitié de son trafic. | Centrée sur la vente de bande passante, Rat Exchange a ses propres équipements à Francfort, Londres et Amsterdam, mais ne prévoit pas de s’implanter en France. Cotée aux États-Unis, Rat Exchange a généré 300 000 dollars de CA pour 7 millions de pertes au 1er trimestre 2001. Il ne lui restait alors que 2,6 millions de cash. | ||||
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