01net. : Si l’on s’en tient à la Convention de Munich de 1972, il n’est pas aujourd’hui légalement possible de breveter un logiciel en Europe. Or depuis des années, l’Office européen des brevets (OEB)
distribue des brevets à foison. Quels sont le poids et la valeur juridique de ces décisions ?
Michel Rocard : Soyons précis. L’article 52 de la convention de Munich, dont les signataires dépassent le cadre de l’Union européenne (Islande, Liechtenstein, Suisse…), dit que les logiciels ne sont pas
brevetables. Or durant les trente dernières années, l’OEB (Office européen des brevets) a délivré plusieurs dizaines de milliers de brevets logiciels.
Résultat : nous sommes dans une pagaille législative absolument complète. D’autant plus que dans ce domaine chaque Etat membre a sa propre législation. Ce vide juridique est une vraie difficulté, car il est aujourd’hui impossible de
savoir si tel ou tel brevet est légal ou pas.Il y avait donc un réel besoin de légiférer sur cette question ?
Oui. Tous les spécialistes, tant européens qu’américains, admettent qu’il faut sortir de l’impasse actuelle. Il y a deux ans, il y a eu un projet de directive. Les parlementaires européens étaient plutôt d’accord pour légiférer dans ce
domaine. Mais malheureusement, à l’étude du texte présenté par la Commission, nous n’avons trouvé aucune disposition qui définisse de manière claire la ligne rouge qui sépare ce qui est brevetable de ce qui ne l’est pas. On restait dans une zone
d’ombre. Avec cette crainte que la directive européenne n’aboutisse, au final, qu’à légitimer certaines catégories de brevets logiciels. Et parmi eux, des brevets qui ne coûtent rien à produire.
Or pour nous, le principe de base est qu’une idée produite par un cerveau humain n’est pas brevetable. Le Parlement européen s’est donc élevé contre la position de la Commission. La première lecture a eu lieu en septembre 2003 et le
texte présenté a été largement transformé par les députés. Et depuis, nous sommes en bagarre sur ce dossier.Les Etats-Unis sont souvent agités comme un épouvantail par les opposants à une brevetabilité des logiciels. Quel regard portez-vous sur la situation américaine dans ce domaine ?
Les Etats-Unis ne sont pas un épouvantail. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Ce pays est comme nous en demande de droit. Le souci américain est que la base légale pour trancher ce genre de problème est nulle. Au fil du temps, les
Etats-Unis ont dû accepter, à travers l’US Patent Office (pendant américain de l’OEB), pas loin de 200 000 brevets logiciels, dont certains ont été validés par des tribunaux de base.
Mais, à ce jour, plusieurs plaintes ont été déposées devant la Cour suprême pour violation de la Constitution, ce qui n’est pas rien. Apparemment, la haute juridiction n’a pas encore tranché et il se dit même qu’elle attend de voir
comment les Européens vont se sortir de leurs débats juridiques pour se prononcer. Quoi qu’il en soit, si un jour la Cour suprême décide de rendre un arrêt restrictif, tous ces brevets litigieux tomberont dans le domaine public.On réduit souvent, de manière un peu caricaturale, le combat entre partisans et opposants de la brevetabilité des logiciels, à un affrontement entre l’industrie du logiciel libre et les grands éditeurs (comme Microsoft). Quels
sont, selon vous, les lobbies les plus actifs dans ce débat ?
Tout le monde tonitrue. La pression des grandes sociétés, qui sont capables de s’offrir des bureaux d’avocats considérables pour défendre leur portefeuille logiciel, est énorme. Et elle joue beaucoup sur nos gouvernements. Mais la pression
des défenseurs du logiciel libre est énorme aussi.
Cela étant, en tant que parlementaires européens, tout cela n’est pas notre problème. C’est même plutôt énervant. Car nous ne défendons aucune de ces deux causes. Nous défendons simplement l’idée qu’il y a un intérêt de civilisation à ne
pas accepter le principe d’une brevetabilité intégrale de toute formulation d’un nouveau savoir exprimé sous forme de logiciel, alors que depuis 6 000 ans le savoir de l’humanité se diffuse par la copie et par le libre accès.Dans ce débat entre brevetabilité intégrale et brevetabilité limitée, quel est pour vous le juste milieu ?
Tout d’abord, un logiciel est une formule mathématique ou un rassemblement de formules mathématiques. Or Einstein a dit un jour :‘ une formule mathématique n’est pas brevetable ‘. Et
personne ne discute aujourd’hui que ce type savait de quoi il parlait. C’est simple : on ne brevette pas une idée. En matière de brevetabilité des logiciels, nous cherchons donc une ligne rouge, une ligne de partage qui puisse permettre aux
grandes entreprises de rentrer dans leurs investissements et aux acteurs plus petits de continuer d’être créatifs.
Cette différenciation, ce critère de distinction, nous pensons l’avoir trouvé en distinguant les logiciels dont la production est à coût nul (un papier, un crayon, une vraie cervelle mathématique) de ceux dont la mise au point a
nécessité une consommation d’énergie, de matière, ou un usage industriel. Là objectivement, il faut qu’il y ait rémunération et donc, il faut un brevet.Le Parlement européen n’est donc pas opposé aux intérêts des grands éditeurs ?
Nous ne sommes pas du tout anti-Nokia, anti-Apple, ou anti-Microsoft. Nous sommes simplement favorables à l’idée que Nokia, Apple, Microsoft ne doivent pas empêcher des acteurs plus petits qu’eux de produire des logiciels. Le critère est
donc le suivant : une entreprise comme Microsoft, qui par ailleurs a besoin de faire du profit sur ses investissements industriels, ne doit pas en faire avec ce qui ne coûte rien à produire.Après l’adoption par le Conseil des ministres européens d’une position commune sur le projet de directive, vous vous apprêtez à être rapporteur de ce texte pour sa seconde lecture devant le Parlement européen. Ce n’était pas le
cas en première lecture. Que s’est-il passé ?
Quand le texte a été présenté, il y a eu une première intuition assez favorable pour la directive. Et puis il y a eu six mois de débats terribles. Nous avons eu trois débats de suite à l’intérieur du groupe socialiste. Arlene
Mc Carthy, qui était alors rapporteur du texte, a été mise en minorité et battue en vote.
Au final, elle a donc défendu les arguments globaux du groupe socialiste, dont j’étais un petit peu l’inspirateur. Loin d’être le seul, grands dieux ! Et dans ces conditions, Arlene, qui est une bonne copine, a préféré se retirer.
Je suis donc devenu rapporteur avec son accord.Le débat sur la brevetabilité des logiciels est un débat très technique. Comment expliquer le grand intérêt des parlementaires européens pour ce dossier ?
C’est un débat politique lourd sur lequel les critères sont importants et pour lesquels les gens se battent. En première lecture, on a longtemps pensé que l’on serait battu et au final nous avons gagné avec un résultat inouï :
361 voix contre 157. Vous voyez la marge ?
Tous les groupes politiques se sont cassés. Beaucoup de parlementaires de droite (libéraux et conservateurs) ont voté les amendements que nous avons présentés, car ils n’acceptaient pas l’idée d’un monopole ou, en tout cas, que soit
porté atteinte au principe de la libre concurrence.Quels sont aujourd’hui les blocages majeurs sur ce texte et pensez-vous que ces divergences, entre le Parlement européen d’un côté et le Conseil ainsi que la Commission de l’autre, puissent être surmontées ?
Pour l’heure, la Commission a plutôt décidé de faire un texte un peu laxiste de manière à ne pas ouvrir une bataille politico-économique et financière avec les grandes sociétés. Et le Parlement dit que le respect de la liberté
d’expression, fut-elle mathématique et logicielle, est un principe trop grand pour être bafoué. Mais vous verrez que dans moins de deux ans vous aurez une décision. Car cette pagaille juridique n’est bonne pour personne.
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