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L’ordinateur du futur sera-t-il conçu à partir de cellules de cerveau humain ?

Une équipe de scientifiques, dirigée par des chercheurs de l’université américaine John Hopkins, planche à la conception de « bio-ordinateurs » qui reposent sur des cellules de cerveau « cultivées » in vitro. Une approche qui pourrait un jour révolutionner l’informatique. Mais les défis sont innombrables et la technologie pose aussi de grandes questions éthiques.

Et si l’ordinateur du futur était animé… par un cerveau miniature ? Voilà le projet un peu fou d’une équipe internationale de chercheurs, dirigée par des scientifiques de l’université John Hopkins. Dans la revue Frontiers In Science, ils publient en effet un ambitieux plan pour ce qu’ils ont nommé « l’intelligence organoïde ». Une « nouvelle frontière pour la bio-informatique », qui profiterait des avancées en matière de culture d’organes in vitro afin de créer des « processeurs » biologiques, animés par un réseau complexe de cellules de cerveau humain.

Organoïde, késaco ?

Ils s’appuient pour cela sur plus d’une dizaine d’années de recherche sur ce que les biologistes appellent des organoïdes. Point de science-fiction derrière ce nom étrange. Il désigne des structures cellulaires en trois dimensions cultivées à partir de cellules souches qui forment, en quelque sorte, des organes miniatures. Bien qu’incapables de simuler parfaitement un véritable organe, les organoïdes ont d’ores et déjà mille applications en biologie comme en médecine : ils permettent aux scientifiques d’étudier le comportement d’un organe hors du corps humain, de limiter les expérimentations animales lors de développement de médicaments, contribuent aussi à la recherche contre le cancer et les maladies rares.

De nombreux organes sont « cultivés » sous forme d’organoïdes, mais c’est le cerveau qui intéresse particulièrement les chercheurs de John Hopkins et leurs associés. Ils espèrent parvenir à développer un « mini encéphale » qui fonctionnerait à la manière d’un microprocesseur, capable de « mémoriser et calculer les entrées » d’un utilisateur.

Selon ces scientifiques, un tel processeur biologique aurait d’innombrables avantages sur les puces en silicium. Du moins pour certaines applications. « Les cerveaux humains sont plus lents que les machines pour traiter des informations simples, telles que l’arithmétique, mais ils surpassent de loin les machines dans le traitement d’informations complexes, car les cerveaux traitent mieux les données peu nombreuses et/ou incertaines » écrivent-ils. Deuxième avantage de poids, ils consomment beaucoup, beaucoup moins d’énergie.

Pour appuyer leur démonstration, ils osent une comparaison entre Frontier, l’ordinateur le plus puissant du monde… et un cerveau humain. La première machine « exaflopique » aurait ainsi peu ou prou la même capacité de calcul que celle d’un cerveau, estimée à 1 exaflop, soit un milliard de milliards d’opérations par seconde. Mais il nécessite une puissance de 21 mégaWatts pour fonctionner, quand il nous suffit de… 10 à 20 Watts pour animer nos neurones !

Comparatif entre le cerveau humain et l'ordinateur le plus puissant du monde
Crédit : Université John Hopkins

Les capacités d’apprentissage d’un organisme biologique sont aussi largement supérieures à celles d’un ordinateur. Les chercheurs prennent l’exemple de la célèbre IA AlphaGo, de Deepmind, qui a vaincu le meilleur joueur du monde de Go en 2016.  « AlphaGo a été formé sur les données de 160 000 jeux ; un humain jouant cinq heures par jour devrait jouer en continu pendant plus de 175 ans pour expérimenter le même nombre de jeux d’entraînement, ce qui indique l’efficacité bien supérieure du cerveau dans cette activité d’apprentissage complexe. » Par ailleurs, l’entraînement d’AlphaGo a nécessité une quantité d’énergie équivalente à celle nécessaire pour « soutenir le métabolisme d’un être humain durant dix ans ».

Des défis gigantesques

Des performances dignes des ordinateurs les plus puissants du monde tout en ne consommant rien, ou presque : la perspective d’une informatique « biologique » est alléchante. Mais les défis pour parvenir à cette « intelligence organoïde » que les chercheurs appellent de leurs vœux sont gigantesques. Thomas Hartung, professeur de sciences de la santé environnementale à l’université John Hopkins, qui dirige cet effort, le reconnaît d’ailleurs volontiers : « Il faudra des décennies avant que nous obtenions quelque chose de comparable à n’importe quel type d’ordinateur. Mais si nous ne commençons pas à créer des programmes de financement pour cela, ce sera beaucoup plus difficile. »

Il faudra d’abord parvenir à « cultiver » des organoïdes plus complexes. Ceux obtenus par l’université américaine ont un diamètre de moins de 0,5 mm et ne comportent que 100 000 cellules : c’est trois millions de fois moins qu’un cerveau humain. Il est en effet compliqué de faire « grossir » ces mini-organes, qui ne disposent pas de système vasculaire afin d’irriguer les cellules et dont le cœur se nécrose. Les scientifiques imaginent ainsi des « systèmes microfluidiques 3D » qui nourriraient l’organoïde et évacueraient les déchets… et qui restent à développer. Objectif ? Attendre les 10 millions de cellules.

Système microfluidique 3D
Crédit : John Hopkins University // À gauche, un organoïde nourri classiquement développe une nécrose en son centre, faute de vascularisation. À droite, le système 3D imaginé par les chercheurs, qui permettrait de mieux nourrir l’organe miniature.

Comment faire, aussi, pour capter et enregistrer les réponses de ce « processeur » biologique ? Là encore, les recherches à effectuer sont immenses. Les scientifiques planchent notamment sur des réseaux de microélectrodes dont le fonctionnement s’inspire de la technique de l’électroencéphalogramme, qui entoureraient l’organoïde afin d’analyser la réponse des cellules. Voire de techniques « invasives », plus précises, mais plus complexes encore à mettre en œuvre.

Des réseaux de microélectrodes dont le fonctionnement s’inspire de la technique de l’électroencéphalogramme
Crédit : John Hopkins University // Un électroencéphalogramme classique (à gauche) et une version miniature imaginée pour les organoïdes (à droite).

Autre challenge de taille : analyser la quantité gigantesque de données que produiront ces organoïdes. Et là, pas de miracle, il faudra bel et bien recourir à l’informatique traditionnelle et à ses techniques de pointe pour y parvenir. Il sera en effet nécessaire de les connecter d’une manière ou d’une autre à des IA capables de décortiquer cette somme, et entreposer les données dans des data centers à la capacité de stockage gigantesque.

Autant dire que les premiers « ordinateurs biologiques » ne sont pas pour demain, loin de là. D’après Madeline Lancaster, chercheuse britannique spécialiste des organoïdes de cerveau, il serait même bon de ne pas s’enthousiasmer trop vite. Interviewée par le Financial Times, elle tempère : « cela ressemble beaucoup à de la science-fiction, et bien que ce soit intrigant, la science n’est tout simplement pas encore là ».

Un organoïde pourrait-il développer une conscience ?

Ce n’est peut-être pas plus mal, car au-delà des questions scientifiques, il y a aussi d’épineuses interrogations éthiques quant au développement de cerveaux in vitro, que les chercheurs n’éludent pas dans leur présentation.

Des organoïdes de cerveau beaucoup plus complexes que ceux cultivés aujourd’hui pourraient-ils développer une forme de conscience ? Et de ce fait, « pourraient-ils ressentir de la douleur et, si oui, souffriraient-ils – même de manière rudimentaire ? » se demandent-ils.

Des questions évidemment pour l’instant sans réponse, mais qui nécessiteront sans nul doute un débat dans le futur : « Pour évaluer si les organoïdes présentent les critères de la conscience, il faudra parvenir à un consensus sur ce que sont ces critères » indique le papier des chercheurs. Qui précise toutefois que le projet « n’est pas de recréer une conscience humaine, mais des aspects fonctionnels liés à l’apprentissage, à la cognition et à l’informatique. » Ils prônent néanmoins un vaste débat : « une analyse éthique complète de l’intelligence organoïde nécessitera la contribution de publics variés et de toutes les parties prenantes concernées ». Une équipe de bioéthiciens a par ailleurs été associée au projet. « C’est un territoire complètement inexploré » indique l’article. Aux implications vertigineuses.

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Source : Frontiers in Science


Eric LE BOURLOUT