La proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet portée par la députée LREM Laetitia Avia vient d’être définitivement adoptée, le 13 mai à l’Assemblée nationale après plusieurs aller-retours avec le Sénat. La version définitive du texte oblige les plates-formes à retirer en moins de 24 heures les publications racistes, sexistes ou homophobes, et en moins d’une heure, les publications terroristes ou pédo-pornographiques. Faute de quoi, elles encourent une amende jusqu’à 250 000 euros. Une fois publié dans le Journal officiel, le texte devrait entrer en vigueur dès le 1er juillet.
Dans les tuyaux depuis mars 2018, cette loi dite Avia veut renforcer le contrôle et la modération sur Internet. Un objectif louable sur lequel tout le monde tombe a priori d’accord. Mais les modalités instaurées par ce texte sont loin de faire l’unanimité. Faisons le point sur cette loi très controversée.
Des outils supplémentaires pour les victimes
Le texte promet une protection accrue pour les mineurs, des outils supplémentaires pour toutes les victimes de cyber-harcèlement via la création obligatoire d’un bouton de signalement ou encore la création du Parquet numérique, une réactivité plus rapide des plates-formes et un gain en transparence sur leur cuisine interne. Soutien de la première heure au texte « qui n’est qu’une réplique de la loi allemande votée l’année dernière », Philippe Coen, fondateur et président de l’ONG Respect zone, qui regroupe 80 juristes spécialisés dans la lutte contre le cyber-harcèlement, se réjouit de l’adoption du texte qui met fin à « l’impunité sur Internet ». D’après lui, c’est mieux que rien. Même s’il y a des pistes d’amélioration, concède-t-il, la loi Avia a le mérite de rendre visible une souffrance trop souvent passée sous silence.
« On fait quoi sinon pour toutes les victimes dont le nom est entaché sur les réseaux sociaux, dont la réputation est laminée, dont l’appartenance est bafouée en trois clics ? », s’insurge-t-il. La loi Avia donne « une voix aux victimes ».
La plus belle réussite de l’ONG réside dans l’introduction d’un volet sur la prévention dans la loi Avia. L’éducation des jeunes contre la haine en ligne et pour un « dialogue respectueux avec Autrui » est leur cheval de bataille.
Le rôle élargi des plates-formes
Si la loi veut « nettoyer » le fond du fond d’Internet, cela ne change pourtant presque rien pour l’utilisateur lambda. Le bouton de signalement qui n’était pas obligatoire est déjà largement généralisé aujourd’hui sur les réseaux populaires. « Ce que cela va changer c’est le rôle et l’engagement des plates-formes dans cette lutte contre les contenus haineux », explique Me Cousin, avocate spécialisée dans le droit des nouvelles technologies, d’Internet et médias.
Habituellement, lorsqu’un contenu est signalé comme illicite, la plate-forme en est notifiée et est invitée le retirer « promptement » par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004. Mais, elle pouvait choisir d’engager sa « responsabilité » en le laissant sur son réseau. Aucune obligation légale ne lui était jusqu’à présent faite, ni sur les délais, ni sur le retrait.
Entrave à la liberté d’expression
Avec la loi Avia, tout contenu « manifestement illicite » c’est-à-dire tout message, vidéo ou image constituant des injures envers une personne ou un groupe de personnes « à raison de l’origine, d’une prétendue race, de la religion, de l’ethnie, de la nation, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou du handicap, vrais ou supposés » mais aussi l’apologie du terrorisme et la pédo-pornographie, doit être retiré en moins d’une journée. Sinon, la plate-forme trinque.
D’après Me Cousin, cette loi bafoue pourtant la liberté de communication et d’expression instituée depuis la loi sur la liberté de la presse en 1881. « Il y a un vrai sujet, ce serait aberrant de dire qu’il n’y a pas de contenus sales sur Internet, ciblant notamment les mineurs ou les femmes, mais cette loi éclabousse un certains nombre de débats qui doivent néanmoins avoir lieu », explique-t-elle. La « zone grise » derrière le manifestement illicite est vaste. « C’est un outil utile mais pas très fin », résume Me Cousin.
Quelles sont les zones d’ombre ?
Plusieurs points restent d’ailleurs encore en suspens. « Nous présenterons dans les prochaines semaines les décrets d’application de la loi », a annoncé le Secrétaire d’État au Numérique, Cédric O avant le vote final. Un de ces décrets doit par exemple statuer sur le seuil à partir duquel un hébergeur de contenu sera soumis à l’obligation de retrait en moins de 24 heures. « Cela devrait se compter en millions d’utilisateurs mensuels, dans l’optique d’englober les géants de la tech comme Facebook, Google, Twitter et consorts », nous confie Bastien Le Querrec du collectif La Quadrature du net (LQDN), frontalement opposé au texte.
Et ces sociétés devraient s’y conformer. Elles en ont les moyens techniques. Leurs ressources sont doubles : humaines et algorithmiques. Constamment sous pression, aucune résistance n’est pas à l’ordre du jour.
« Nous avons beaucoup investi en ressources humaines et technologiques afin de mieux identifier et retirer ce type de contenu », explique un porte-parole de Facebook qui emploie par exemple 15 000 modérateurs humains disséminés sur la planète. « Nous allons travailler étroitement avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel et toutes les parties prenantes afin de mettre en oeuvre les dispositions de la loi. »
Évincer la justice au profit de la police
Concernant les contenus à caractère terroriste et pédo-pornographique à retirer en moins d’une heure, en revanche, tous les hébergeurs sont concernés, indépendamment de leur taille. Cela inclut également tout site de référencement – par exemple Google. Or, les enjeux et les moyens de modération dans une petite communauté virtuelle diffèrent nécessairement de ceux d’un moteur de recherche qui trie des milliards de sites Web. Pour le militant de LQDN, le risque réside pour les gros dans la « sur-censure » pour éviter de payer à tout prix et pour les petits la mise en application sera tout simplement impossible.
« Il y a tout à parier que les gros vont se concentrer sur le plus évident, et laisser la police censurer les contenus gris. C’est tout le problème de l’applicabilité de cette loi », s’alarme Bastien Le Querrec.
À peine votée, déjà dépassée ?
Très concrètement, lorsque un contenu sera identifié comme manifestement illicite, l’hébergeur devra en bloquer l’accès, en le supprimant par exemple. Mais si cela n’est pas fait à temps, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) seront contraints par la police de bloquer le site en question. La vidéo de l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019, retransmis en live, a été vue 4 000 fois avant d’être supprimée par Facebook au bout de 17 minutes. Dans les 24 heures, le réseau social a ensuite supprimé 1,5 millions copies de la vidéo. La tuerie avait alors impulsé l’Appel de Christchurch, une charte signée par une vingtaine entreprises tech et de pays afin de supprimer immédiatement ce genre de contenus. Un texte européen est aussi sur les rails, à Bruxelles, a rappelé Thierry Breton, le Commissaire européen au Marché intérieur face à Mark Zuckerberg.
En France, précipité par l’urgence sanitaire, le vote de la loi Avia a pourtant été vécu comme un passage en force. Les débats sont encore vifs. « Votre texte ne répond en rien aux problèmes », a dénoncé la députée LFI Danièle Obono, dans l’Hémicyle. Sous l’impulsion de Bruno Retailleau, chef de file LR au Sénat, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs été saisi pour en vérifier la constitutionnalité. L’imbroglio juridique est loin d’être résolu alors qu’Internet va à mille à l’heure. « Une heure ou 24 heures après la diffusion, c’est déjà trop tard pour les victimes », résume Philippe Coen, président de l’ONG Respect Zone. Avant d’abonder : « La loi Avia est déjà dépassée, elle ne prend pas en compte les messageries privées. Or, on sait par notre travail de terrain que tout se passe en privé. »
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