” Il y a des gens à qui nous faisons perdre de l’argent, et je n’aime pas cela. L’idée selon laquelle nous sommes indépendants de l’activité bancaire n’est qu’un gros mensonge. “ Seulement voilà, le ” gros mensonge “ a été étalé sur la place publique, au grand désarroi de l’auteur de ces lignes, Kirsten Campbell.La jeune analyste de Merrill Lynch, première maison de titres des États-Unis, ne faisait qu’exprimer dans cet e-mail interne une frustration largement répandue dans sa profession. Un courrier malheureusement intercepté. Wall Street est donc pris la main dans le sac. En théorie, il existe dans tous les grands établissements financiers une séparation hermétique ?” une “muraille de Chine”, dans le jargon des professionnels ?” entre les analystes financiers et les banquiers d’affaires.Les premiers étudient en toute objectivité les comptes des entreprises cotées en Bourse ou sur le point de l’être, et formulent une recommandation d’investissement (vendre, acheter, conserver, ou une variante de l’une des trois) à l’intention des clients fortunés ou des investisseurs institutionnels. Les seconds courtisent les entreprises pour gérer leur entrée en Bourse, leur augmentation de capital, leurs emprunts obligataires ou encore obtenir des mandats pour des opérations de fusions et acquisitions, avec à la clé des millions de dollars de commission.En pratique, la ” muraille de Chine “ est ébréchée depuis longtemps. Et l’avènement de la nouvelle économie, le vent de folie qu’elle a engendré sur le Nasdaq, l’a transformée en une véritable passoire. Ce qui, en soi, était déjà un secret de polichinelle : les banquiers d’affaires se servent volontiers des analystes pour rabattre vers eux des clients potentiels ou pour offrir à leurs prospects les plus alléchants un argument de vente supplémentaire, sur le thème du ” faites affaire avec nous et vous pouvez compter sur l’indulgence de nos analystes “.Quand les analystes en question exercent sur Wall Street une influence aussi grande que pouvait l’être celle de Henry Blodget ou de Mary Meeker (Morgan Stanley) sur le secteur d’internet à la fin des années 1990, leur soutien peut à lui seul faire la différence entre une introduction en Bourse triomphale et un bide spectaculaire. Merrill Lynch, Morgan Stanley et les autres démentent formellement avoir pratiqué de telles collusions.Mais leurs protestations ont un peu perdu en vigueur et en crédibilité depuis qu’Eliot Spitzer, le ministre de la Justice de l’État de New York, a déclenché les hostilités avec Merrill Lynch pour première cible. L’e-mail de Kirsten Campbell, c’est lui, tout comme d’autres messages de Henry Blodget. Dans l’un d’entre eux, l’analyste vedette de Merrill Lynch traite de “détritus” l’action d’Infospace, au moment même où il en recommande l’achat à ses clients…
Des excuses publiques
De menaces de poursuites devant les tribunaux en négociations laborieuses avec Eliot Spitzer, la célèbre firme de Wall Street n’a pas seulement accumulé un certain déficit d’image. En un mois, l’action Merrill Lynch a perdu environ 20 % de sa valeur. Le PDG, David Komansky, a dû faire acte de contrition le 26 avril : “Je veux présenter publiquement nos excuses à nos clients, nos actionnaires et nos employés.” Quinze jours plus tard, la banque s’engageait à payer une amende de 100 millions de dollars à l’ensemble des états américains et à réformer ses pratiques.Les grandes firmes new-yorkaises font désormais assaut de vertu. Les unes après les autres, elles annoncent les nouvelles règles qui présideront à la publication des travaux de leurs analystes. Il y sera précisé si l’entreprise en question est cliente de son département de banque d’affaires ou si l’analyste en détient des actions. L’auteur devra aussi publier le pourcentage de ses recommandations (vendre, acheter, conserver) dont la nomenclature a été simplifiée.Ces dispositions, et quelques autres, font désormais partie d’une liste arrêtée conjointement par le New York Stock Exchange et la National Association of Securities Dealers, l’autorité de tutelle du Nasdaq. La Securities & Exchange Commission (SEC), l’équivalent américain de la Commission des opérations de Bourse (COB), vient de la reprendre à son compte.Les sceptiques ne manquent pas. Seul l’isolement forcé de la recherche au sein d’une entité autonome et séparée est susceptible de garantir l’objectivité des analystes, avancent-ils. Sinon, on n’aura fait que chasser provisoirement un naturel qui ne manquera pas de revenir au galop.
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