Cité ancrée au c?”ur du virtuel, la Silicon Valley manque de temples. Son apparition récente y est pour quelque chose, et l’empressement à faire de l’argent ne laisse pas beaucoup de place pour penser à la postérité. Aucun des sièges des grandes compagnies (Oracle, Hewlett-Packard, Cisco, Sun, etc.) n’est impressionnant. L’université de Stanford est à la fois austère et prétentieuse. Et, s’il affiche quelques formes plus audacieuses et des couleurs vives, le très récent “Tech”, musée local dressé à la gloire des microprocesseurs, des logiciels et, si l’on en croît son nom officiel, de l’innovation, ne parvient pas à nous détourner des charmes de San Francisco. Le vrai lieu de pèlerinage est une espèce de supermarché pour l’électronique : Fry’s. C’est là qu’on rencontre depuis un quart de siècle les jeunes informaticiens inventeurs de ces drôles de machines toujours plus puissantes, toujours plus rapides, que sont les ordinateurs. Si vous y faites un tour, vous y croiserez peut-être le Steve Jobs ou le Bill Gates de demain, en short, chemisette et chaussures de sport. Ils ont pourtant la peau blanche et les yeux rouges de ceux qui passent leur vie exposés à la seule lumière d’un écran cathodique.Miracle de la raison commerciale, le temple est déjà une chaîne de magasins. Le plus connu se trouve à Palo Alto, à deux pas du Camino Real, l’avenue nourricière qui relie les fabricants de machines aux concepteurs de logiciels. La décoration (c’est un bien grand mot) de chaque succursale s’inscrit dans une série de thèmes illustrant l’imaginaire enfantin de ces ingénieurs informatiques qui lisent peu mais rêvent beaucoup : une pyramide égyptienne, Alice au pays des merveilles (le personnage du mathématicien Lewis Caroll) ou un temple maya. Le magasin de Palo Alto est, lui, consacré au Far West et à la Ruée vers l’or.Ces enseignes portent le nom de leur propriétaire et fondateur John Fry, un fils d’épicier qui a compris avant d’autres ?”en 1972?” la valeur de l’informatique, et tout l’argent qu’il pourrait faire en vendant à bas prix des outils et pièces détachées à ceux qui créaient des ordinateurs, en commençant par le fer à souder et le voltmètre de précision. Il eut, en outre, la brillante idée de vendre aux “nerds” et “techies”, deux mots qui désignent dans l’argot local les fous d’informatique, tout ce dont ils avaient besoin pour survivre : Coca (Cola), barres énergétiques, machines à café, magazines et cassettes vidéo pour la relaxation.Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le personnel n’est pas toujours compétent. On y trouve des salariés à peu près aussi aimables que la plupart des garçons de café parisiens. Il faut dire que ces pauvres gens sont les vassaux d’un empire dont la revue Forbes n’hésite pas à écrire qu’il est tenu comme “une sorte d’État policier “. Mais Fry’s est une référence obligatoire. On en parle comme l’endroit où trouver tout ce qu’il faut pour monter des ordinateurs ultra-puissants ou au moindre coût. Et dans la lignée de cette relation sado-maso que les informaticiens semblent avoir avec le monde réel, ils aiment à dire le plus grand mal de Fry’s mais y retournent à la moindre occasion.L’évolution de Fry’s a de quoi surprendre. Mais elle était inévitable : les ordinateurs seront bientôt aussi répandus dans les foyers américains que les téléviseurs. Le changement, c’est qu’aujourd’hui, la technologie n’intéresse plus que quand elle permet de devenir millionnaire. L’une des spécificités de la Valley est d’ailleurs qu’on n’y trouve pas que des ingénieurs, mais aussi de nombreux capital-risqueurs. Ces messieurs (les dames, dont la présence augmente, restent encore minoritaires), qui se nourrissaient il y a quelque temps de sandwichs, ont pris l’habitude de se retrouver autour d’une bonne table, de préférence chez Il Fornaio. Le lieu apparaît moins étrange ?”un grand restaurant classique avec quelques touches évoquant l’Italie?”, mais se révèle très bruyant, comme si les Américains étaient incapables de s’alimenter sans hurler en même temps. Les téléphones cellulaires sonnent sans discontinuer.Il Fornaio, c’est l’image que les Californiens aiment donner d’eux-mêmes. Les techies s’y sont “morphés” (transformés) en “digerati”, l’élite digitale, et s’y montrent dans des accoutrements qui font sourciller le célèbre romancier Tom Wolfe, toujours impeccablement vêtu de son costume blanc et de son n?”ud papillon. Il décrit ce restaurant comme le lieu “où les milliardaires fondateurs d’étonnantes corporations se réunissent pour se raconter des histoires de guerre et échanger des cartes de visite autour d’un petit déjeuner. Ils franchissent la porte comme des plagistes bien rasés et bien amidonnés, mais plagistes quoi qu’il en soit. Ils sont vêtus de pantalons de sport, de mocassins de plaisanciers, de chemisettes de coton ordinaire dont ils retroussent les manches et laissent le devant déboutonné jusqu’au nombril sans la moindre formalité “.
Retour en force de la pizza
C’est là qu’a commencé Round Zero, une organisation de jeunes gens très riches soucieux d’avoir des conversations intelligentes (et qui rapportent), et qui font tout pour sortir de leur “vertical”, le lieu dans lequel ils travaillent et passent l’essentiel de leur temps. C’est aussi là que se réunissent les membres du Technology Network, une organisation dans laquelle se retrouvent démocrates et républicains pour pousser les intérêts des entreprises informatiques et la position des États-Unis dans la nouvelle économie. Hier encore, il était impossible de trouver une table à une heure décente. Aujourd’hui, comme le dit un habitué en riant, “c’est tout juste s’ils ne racolent pas sur le trottoir en promettant un verre de champagne “. Les clients, eux aussi, se rabattent de plus en plus sur la pizza, un plat un peu moins cher.Mais tout le monde, ici, est convaincu que la machine repartira bientôt. Un avocat spécialisé dans les dépôts de brevets affirme qu’il n’a jamais vu autant dinventions ingénieuses que depuis quelques mois, depuis que tous ces jeunes gens brillants ont moins de travail et font de nouveau confiance à leur imagination.
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