Le “funky management ” a pris un coup de vieux. Au-delà des désillusions personnelles, c’est surtout la culture “tous copains, on deviendra riches ensemble” qui a volé en éclats. L’esprit start up, qui consistait à travailler sans compter les heures, avec, comme miroir aux alouettes, des stock options aujourd’hui dévalorisées n’a plus le vent en poupe.Depuis le premier e-krach du printemps 2000, les vagues de licenciements se sont succédé, égratignant chaque fois un peu plus le mythe d’un nouveau modèle managérial. “Du jour au lendemain, il faut négocier avec le patron-ami que l’on tutoie depuis des mois, et qui vous vire comme un malpropre, s’emporte Ivan Béraud, secrétaire général du Bétor Pub CFDT. Ceux qui ont accepté une rémunération artificiellement gonflée par des stock options se retrouvent avec des indemnités de chômage très basses. Le retour à la réalité est d’autant plus brutal que tout ce petit monde évoluait dans la même bulle internet. On déjeunait ensemble, on se retrouvait aux mêmes soirées. Un fonctionnement en cercle restreint, reposant sur un mode presque sectaire.”
Le droit du travail passé à la trappe
La fin des illusions a entraîné une maturation accélérée des travailleurs du web, dont le profil type ?” moins de vingt-six ans et premier emploi ?” les rendait corvéables à merci et sans velléités de revendications. “A la phase d’apathie ?” on n’y croit pas ! ?” ont succédé des réactions de colère”, observe Michel Lamy, secrétaire général des problèmes économiques au sein de la CFE-CGC. Des mouvements spontanés, qui ont donné lieu à quelques coups d’éclat : grève de la faim chez Club-Internet, occupation des locaux chez le city guide Lanetro, ou intervention de la police chez iBazar.Dans cette phase de transition sociale, le management a, lui, singulièrement manqué d’à-propos. Comme summum d’indélicatesse, Ivan Béraud donne le cas du site d’emploi Newmonday : ” Les salariés ont fait leurs cartons dans le cadre d’un déménagement annoncé. Une fois ceux-ci faits, on leur a appris leur licenciement. N’importe quelle société ” normale ” aurait agi dans l’ordre inverse.”En réalité, les dirigeants de dotcoms ne s’embarrassent pas avec le droit du travail. Selon les syndicats, l’éventail des entorses va des plus bénignes ?” absence de contrat de travail écrit, défaut d’affichage légal ?” aux plus graves ?” licenciements abusifs, voire harcèlement moral. Dans une vision résolument “libertarienne”, la France, avec sa protection sociale, est considérée comme un pays qui empêche de faire du business. “Avec internet, on a cru qu’il n’y avait plus de droit à la propriété, de marque ou de droit du travail”, avance Ivan Béaud.Michel Lamy excuse toutefois certains dirigeants inexpérimentés, qui ont agi avec une bonne foi désarmante. “Je me souviens de cette start up qui ne payait pas les cotisations sociales, pensant qu’il s’agissait là de contributions volontaires.” Le syndicaliste a notamment travaillé avec les patrons de l’association Silicon Sentier, en quête de conseils dans le domaine du dialogue social.
Des remous sociaux inquiétants pour les investisseurs
Aujourd’hui ?” après l’euphorie et la révolte ?”, la nouvelle économie semble rentrer dans une troisième ère de sa courte histoire, celle de la normalisation des rapports employeur-salariés. Les jeunes pousses ont acheté ou ont été rachetées. Quant au dirigeant originel, il a été débarqué ou mis sous surveillance par ses investisseurs capital-risqueurs, plus soucieux d’éventuels remous sociaux. Dans un cas comme dans l’autre, la gestion des ressources humaines se rapproche de celle des sociétés de l’économie dite traditionnelle.L’exemple du fournisseur d’accès Tiscali est, à cet égard, édifiant. Ancien directeur des ressources humaines de LibertySurf, Patrick Thill a dû faire face au mouvement de résistance des salariés de Freesbee lors de leur rachat, en fin 2000. Avec la délocalisation du centre d’appel à Bordeaux, le sort des hotliners était alors sur la sellette, et un site de protestation avait été créé pour l’occasion ( http://ledb.free.fr). Depuis, LibertySurf a été repris par Tiscali, comme d’ailleurs World On Line France, Infonie ou Intercall.Aujourd’hui DRH de Tiscali France, le même Patrick Thill doit gérer quelque cinq cents personnes issues d’“une quinzaine de sociétés, rachetées en dix-huit mois, répondant à autant de politiques de ressources humaines différentes”. Comment mettre tout ce petit monde en musique ? “Au jour le jour, nous essayons de développer un sentiment commun d’appartenance au-delà de l’affect que les collaborateurs peuvent porter à leur entité d’origine. Les plans sociaux, aujourd’hui achevés, étaient assez riches en termes d’accompagnement pour rassurer les salariés restants quant à la cohésion d’un groupe international de trois mille personnes.”Pour contrer le stéréotype de la start up pilotant à vue, Patrick Thill essaie également d’inscrire les collaborateurs dans la durée en proposant des plans de formation sur trois ans. Un département qualité a été aussi mis en place en fin 2001 en vue de “moins travailler dans l’urgence”. Avec deux conventions annuelles et deux ou trois petits-déjeuners informels réunissant chaque mois le PDG et une douzaine d’employés, Tiscali France soigne, par ailleurs, sa communication interne.Encore empêtrés dans leurs plans sociaux, d’autres groupes “poupées gigognes”, comme Lycos (Multimania, Caramail) ou LDCOM (Kaptech, Belgacom France, Fortel), devront, eux aussi, gérer les doublons de postes et les rivalités internes liées à l’hétérogénéité des populations.
S’adosser à un grand groupe pour un meilleur traitement
La mode du “small is beautiful” a vécu. Pour défendre ses droits en période de crise, mieux vaut appartenir à un grand groupe ou, tout du moins, à une structure dépassant les cinquante employés. “Une fois ce seuil atteint, les salariés disposent d’une représentation aux moyens accrus”, rappelle Yves Tsao, secrétaire fédéral de la Fédération CFDT des postes et des télécoms.Le personnel de feu Riding Zone, site dédié aux sports de glisse et filiale à 95 % de Wanadoo Portail, l’a bien compris. Avec la mise en liquidation en fin 2001 de leur société, les vingt-sept collaborateurs étaient promis à des licenciements secs, sans autre forme d’accompagnement. Seul l’accès à la bourse d’emploi aux salariés du groupe France Télécom leur était ouvert.S’inspirant de l’exemple d’Ubi Soft ou de Freesbee, l’équipe a créé un site pastiche, générant l’envoi d’une pétition en ligne. “En une journée et demie, Michel Bon a reçu quelque cinq cents e-mails”, se rappelle un ancien de Riding Zone. Par une action au tribunal en référé, les délégués ont, par ailleurs, obtenu la constitution d’une unité économique entre leur société et Wanadoo. Résultat : une partie du personnel a été reclassée au sein du groupe en conservant son ancienneté, et la dizaine de licenciés volontaires a obtenu des mesures satisfaisantes ?” indemnités, bilan de compétence, prolongation de la mutuelle, etc. Sur le plan social aussi, les aventuriers de la nouvelle économie ont mûri à la vitesse grand V.
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