Ils sont trois, parfois quatre. Cloîtrés dans une pièce fermée à double tour, coupés du monde réel, ” ils ” n’ont d’autre espace pour se mouvoir que le monde virtuel, représenté par un écran d’ordinateur. Une ligne téléphonique pourrait éventuellement leur servir de lien avec le monde réel, mais ” ils ” ne peuvent l’utiliser qu’en cas d’extrême urgence, une défaillance technique majeure, par exemple : car ” ils ” veillent au bon fonctionnement d’une vente aux enchères virtuelle réalisée par Eutilia. En professionnels avertis, ” ils ” assistent au match en direct, avec toutes les informations sensibles à leur disposition : le nom des sociétés en concurrence, les prix affichés, la position des uns et des autres dans la course pour l’attribution du marché. Les sociétés soumissionnaires, elles, ignorent jusqu’au nom de leurs concurrents et les prix proposés ! Elles connaissent leur position dans la course, l’heure de clôture des enchères… Et leur marge de man?”uvre pour faire encore baisser leurs prix.
De strictes règles du jeu
Une fois l’enchère par internet terminée, les spécialistes d’Eutilia recouvrent leur liberté de mouvement. Mais pas le droit de commenter le déroulement de la vente publique. Informations trop sensibles. Et, ici, on ne badine pas avec le secret défense ! Ici ? À Leiden. C’est ici qu’Eutilia a élu domicile, à un jet de pierre de La Haye et de la mer du Nord. Leiden : une petite cité universitaire qui se déploie paisiblement le long de canaux presque aussi inévitables aux Pays-Bas que l’énorme moulin à vent érigé à proxi- mité de la gare centrale. Nous sommes au c?”ur de la Hollande, au c?”ur de la zone de chalandise d’un producteur néerlandais d’électricité, Nuon, l’un des onze acteurs européens qui ont décidé, l’an dernier, de créer une plateforme d’achats B to B sur internet. Eutilia allait naître, en mars 2001, avec un objectif : réaliser des économies sur des approvisionnements qui, collectivement, représentent environ 30 milliards d’euros (196,8 milliards de francs) de dépenses par an. Pas question d’utiliser cette plateforme pour vendre de l’électricité ou du gaz, puisque des places de marché spécialisées s’en chargent déjà.Le ” groupe des onze ” comprend la fine fleur de l’Europe électrique : Électricité de France, RWE (Allemagne), Scottish Power, National Grid Company et United Utilities (Grande-Bretagne), Endesa et Iberdrola (Espagne), Enel (Italie), Electrabel (Belgique), Vattenfall (Suède) et Nuon. Après d’âpres discussions, les partenaires ont choisi une localisation d’Eutilia aux Pays-Bas, ” pour des raisons économiques “. Comprendre ” fiscales “. Pour le reste, Eutilia fonctionne ! À la fin du mois de juin, EDF a inauguré la plateforme par une enchère conclue sur un montant de 14 millions d’euros. Pour acheter quoi et à qui ? Secret défense ! “Beaucoup d’informations sont confidentielles“, s’excuse une porte-parole.Conçue par et pour le secteur de l’électricité, Eutilia doit bientôt s’émanciper de la tutelle exercée par ses onze compagnies génitrices. Ce processus devrait se traduire par une ouverture de cette place aux secteurs de l’eau et du gaz. À tout hasard, elle réserve d’ailleurs une partie de son capital à d’éventuels candidats-actionnaires. “De gros fournisseurs, par exemple“, suggère-t-on, sans préciser quelle part du capital serait ” externalisée “.
Un risque de cartellisation ?
L’idée d’élargir le champ des activités et d’ouvrir le capital d’Eutilia semble moins tenir d’un éventuel accès de philanthropie que de la crainte d’une réaction négative de la Commission européenne. Celle-ci redoutait, en effet, qu’Eutilia ne se transforme en cartel au seul profit de ses membres, en contraignant les fournisseurs à écraser leurs prix. Un risque accentué par la formule des ” enchères inversées ” [appels d’offres, ndlr] : un acheteur indique son souhait de se procurer tel type de biens (câble, pylônes, compteurs, de transformateurs basse ou moyenne tension, isolateurs, etc.) et attend les offres de fournisseurs sélectionnés par Eutilia dans ses propres bases de données. Et les prix baissent. Ou le marché récompense un concurrent… À Leiden, on affiche une grande sérénité, en indiquant que l’accès à la plateforme “sera ouvert de façon non discriminatoire à tous les utilisateurs du secteur électrique européen, qu’ils soient actionnaires ou non d’Eutilia“. Et en précisant que ce portail, ” indépendant et neutre “, préservera les intérêts des fournisseurs issus des différents pays, car il devrait favoriser l’émergence d’un gros marché des public utilities, censé remplacer la multitude de marchés nationaux relativement peu accessibles aux fournisseurs des pays voisins. Un marché plus efficient profitant à tout le monde : une belle promesse qui, en tout cas, ne coûte rien.
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