Les webcams font du Réseau une bête pleine d’yeux. Il en existe de toutes sortes. Certaines sont bêtement documentaires. Elles regardent le canal de Panama, Paris depuis le sommet de la Tour Eiffel. Un ami en tient une braquée sur sa collection de vélos stationnés dans une rue d’Amsterdam. Il ne s’y passe jamais, jamais, jamais rien.D’autres me surprennent et m’amusent, tournées vers un aquarium, l’intérieur d’un frigo, une machine à laver. Quelque part sur le Réseau, un homme filme ses pieds à longueur de journée. Ça m’intrigue, il ne bouge jamais ? Il n’a rien d’autre à faire ? Est-ce une activité rentable ? J’aime bien ce flirt avec la performance artistique décalée.Une autre catégorie me pose problème. Des gens vivent devant leur webcam à longueur de temps. Ils en installent plusieurs. Dans chacune des pièces, salle de bains et toilettes exceptées, et encore pas toujours. De jour comme de nuit, il y en a une pointée sur leur lit dans la pénombre. Quoi qu’ils fassent, cet ?”il les regarde, et leur vie s’achemine en un flux binaire à qui voudra bien la regarder.Il existe des sites consacrés à ce genre de spectacles, des annuaires de ces sites, des moteurs de recherche spécialisés. C’est un phénomène référencé, qui fédère des communautés autour de ça : regarder la cuisine de la famille Smith en 320 x 240 avec un rafraîchissement toutes les minutes et une lumière uniformément grisâtre.On peut ramener cette démarche aux vieux clichés de l’exhibitionniste et du voyeur. Mais celui qui affiche ainsi son existence, rarement passionnante, ne me semble pas tant que ça tabler sur le regard d’un autre. Disons plutôt qu’il agrège sa vie à l’activité du Réseau. Il la mêle au flux. Il se donne une présence dans le Réseau, comme pour se garantir ainsi un peu plus d’exister.Interrogé à ce sujet, pourquoi s’exposer ainsi, un étudiant américain habitant dans un pavillon collectif bourré de webcams parlait de transparence. Il expliquait qu’il n’avait rien à cacher, qu’il importait que tout se règle au grand jour. Que la culture du secret et de l’intimité encourageait l’hypocrisie, la duplicité, contre la transparence et la franchise de se montrer.Comment s’élever contre ces valeurs sans passer pour un affreux réactionnaire ? Au moment où la société numérique nous offre une cité de verre ” dont les terrasses pénètrent loin dans les chambres qui n’en sont plus “, selon une expression de Walter Benjamin, je vois là la même menace que celle liée à la multiplication incontrôlée de l’information personnelle sur Internet. Dans ce monde, l’individu explose en la série des formes qu’il prend au sein du Réseau, il devient cette masse de données ?” âge, sexe, goûts, statut social ?” jusqu’à laisser errer, visible de tous, sa présence même, son aspect physique, les mouvements de sa vie quotidienne dans le Réseau, sous la forme d’un spectacle dépourvu de mise en scène et d’intention (?), si ce n’est l’absolue transparence.J’y trouve cet autre parallèle avec les sites pornographiques et leur foisonnement, leur disponibilité à tous les fantasmes (quelque pratique sexuelle que vous puissiez imaginer, elle fait l’objet d’un site, ou d’un millier de sites, le Réseau recueille vos fantasmes et les formalise).Mais c’est une sexualité dépourvue de substance, elle est transparente. Le corps ne résiste pas, il se donne sans arrière-plan : je ne trouve que ce que je cherche. Le corps perd son épaisseur, son opacité, sa profondeur.Jusqu’ici, dire d’un individu qu’il était transparent n’était pas flatteur. L’homme transparent comme avenir de l’individu numérique, ou bien numérisé ? Ça vous tente ?Prenez votre temps.Prochaine chronique le jeudi 1er mars
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