Bill Gates a renouvelé une partie de sa garde prétorienne. Anciens ou nouveaux, dans les coulisses ou sur la scène, voici dix hommes d’influence qui façonnent le présent et le futur de Microsoft. Reportage.
Mercredi 5 septembre 2001, Redmond, près de Seattle. Un homme encore jeune, souriant, et l’air de s’être trompé d’histoire, prend timidement la parole. Nous sommes dans la salle de conférences de Microsoft, sur le plus célèbre campus du monde, et Bill Gates commence son discours… Que dit-il ? Pas grand-chose. Pourtant chacun, dans l’assistance, se repasse mentalement le film des vingt-cinq dernières années, curieux de percer le secret de sa réussite. Car il doit y en avoir un : par quelle succession d’heureuses coïncidences ce patron au charisme introuvable a-t-il su bâtir un empire de 25 milliards de dollars (près de 27 milliards d’euros), capable de faire trembler, fût-ce provisoirement, IBM, et de dépasser General Electric et Boeing en termes de capitalisation boursière ? Et par quelle extraordinaire alchimie cette société aux allures de camp scout mal retranché a-t-elle pu tenir tête à ses concurrents, au gouvernement américain, à la soi-disant nouvelle économie et, last but not least, à la crise qui a suivi l’éclatement de la bulle ?
Un thriller économique
À l’origine, comme souvent, il y a les hommes . Pas au sens générique cette fois, mais au sens littéral. En effet, on ne trouve guère de femmes dans le top management de Microsoft. Seule figure une poignée d’hommes d’affaires, de scientifiques et de financiers, issus pour certains de la vieille garde, pour d’autres de la concurrence, mais aussi du monde de la recherche ou de l’université (voir portraits en fin d’article). Fédérateur de ce patchwork : Bill Gates. À chaque étape décisive de la vie du groupe, c’est sur lui qu’on bute. Depuis le début.C’est-à-dire en 1975, lorsque Paul Allen et Bill Gates fondent Microsoft. Débute dans ces années-là une première idylle avec IBM qui finira par tourner au vinaigre. Un peu plus tard, Paul Allen doit prendre du champ, victime d’une grave maladie. Bill se retrouve seul et prend les rênes. Et en 1985, Don Estridge, le “ père” de l’IBM PC et grand espoir de Big Blue à l’époque, se tue dans un accident d’avion. L’activité micro-informatique de la firme d’Armonk ne se relèvera pas de sitôt. Celle de Microsoft, si.Dans les années 1990, l’hécatombe se précise tout en s’amplifiant. Tour à tour, Philippe Kahn, le flamboyant PDG de Borland, Jim Manzi, patron de Lotus, puis les dirigeants successifs de Novell et de Netscape sous-estiment Billy the Kid et mordent la poussière. Bill Gates explique dès 1993 que “décidément, ses concurrents ont trop d’ego“. En 1995, c’est le tournant internet, aperçu au dernier moment sur “La route du futur“, titre du livre que le patron de Microsoft publie à cette date. Retour du rouleau compresseur, jusqu’au moment où l’opiniâtreté d’un juge est à deux doigts de faire éclater l’entreprise. Curieusement, c’est peut-être le juge Jackson qui a, involontairement, sauvé provisoirement Microsoft. Ce que confirme un proche de la société : “Dans le procès antitrust, il a voulu trop en faire contre Bill Gates, comme Kenneth Star contre un autre Bill [Clinton, ndlr]. Dans les deux cas, l’opinion s’est retournée et a sauvé l’accusé “in extremis”.” Possible.
La tactique change, pas la stratégie
Mais le vrai secret de Microsoft, aujourd’hui comme hier, c’est de sentir les tendances, les comportements, les attentes des clients potentiels ou avérés. Ainsi, la société a embauché un sociologue, Marc Smith, qui a étudié à l’université de Los Angeles. Sa mission : essayer de cerner les profils des consommateurs potentiels et leurs envies de consommation high-tech. Une fois cet objectif atteint, il n’y a plus qu’à dessiner les produits, à les fabriquer et à les vendre. Une démarche simple, qui ne va pas sans un certain cynisme. “Nous avons des caméras qui observent les gens pendant que nous faisons des présentations sur les projets. En étudiant les images, on arrive à déterminer leurs réactions et ce qu’ils veulent. ” Est-ce une technique onéreuse ? “Pas du tout ! reprend Marc Smith. Ce qui est cher, c’est le gars qui pilote la caméra vidéo. ” Mais Microsoft utilise aussi ses propres réunions et ses audio-conférences, pour observer ce dont les participants auraient besoin pour mieux travailler. “Et puis, il y a tous ces forums, qui se trouvent en ligne, tous les “newsgroups” c’est un champ d’action magnifique pour le sociologue.” Et pour le businessman.Résultat : si, en France, tout finit par des chansons, chez Microsoft, tout finit par des produits. Ainsi, la console de jeux X-Box et la plateforme de développement “.Net“, en cours de finalisation, dérivent directement d’une analyse comportementale des publics visés. Dans le premier cas, ce sont nettement les jeunes, frustrés des limitations de puissance de la Playstation, dans le second, les professionnels voulant tirer parti des promesses du net mobile. En revanche, Windows XP, la version grand public du système d’exploitation, ne semble pas promise au développement fulgurant que connut Windows 3.0, dès son lancement en 1990, ni à celui, plus mémorable, de Windows 95 en son temps. Il faut dire que la récente présentation effectuée devant la presse sur le campus de Microsoft s’est soldée par un fiasco. Alors que le technicien s’apprêtait à lancer une démonstration en bonne et due forme des “Cinq bonnes raisons de passer à Windows XP“, le système a rendu l’âme. Mais les hommes de Microsoft, ce ne sont pas seulement des ingénieurs commerciaux ou des spécialistes des sciences humaines. Ce sont aussi ?” une fois n’est pas coutume ?” des Français ! Car, pour le groupe de Redmond, la France n’est pas une filiale comme les autres. Certes, Bill Gates posséderait une maison dans le Midi, comme l’assure une rumeur lancinante. Surtout, les bureaux français, ouverts dès 1983, ont été tout de suite confiés à un ressortissant national, Bernard Vergnes. Depuis, la tradition s’est perpétuée. Le “chairman” de Microsoft EMEA (Europe, Moyen- Orient et Afrique), Michel Lacombe, est Français, comme le “president“, Jean-Philippe Courtois. Or cette région est stratégique car elle représente, pour le groupe, pas moins de 38 filiales. Enfin, le directeur financier adjoint de Microsoft, Jean-François Heitz, est lui aussi un compatriote.
A l’écoute des forums Obélix
On aurait garde d’oublier, dans cette énumération non exhaustive, l’actuel directeur général de la filiale française, Christophe Aulnette, un ingénieur télécoms de 39 ans passé chez Microsoft en 1988. Il s’est longtemps occupé des grands comptes, notamment à Tokyo. “Quand on m’a rappelé d’Asie pour diriger la filiale française, j’ai accepté tout de suite. J’y suis depuis le printemps.” Selon lui, la spécificité française est sensible chez Microsoft. ” Il y a la “corp”, et il y a la France. Notre filiale a une culture très forte, notamment avec les forums Obélix…” De quoi s’agit-il ? “C’est un clin d’?”il à la mentalité française, un peu rebelle, explique un cadre. Ces forums permettent de mettre les choses à plat et d’expliquer à la maison mère ce qu’il faudrait faire pour s’adapter aux caractéristiques du marché national.” Ainsi, reprend Christophe Aulnette, “nous testons aujourd’hui 2 500 logiciels grand public français pour vérifier qu’ils tournent bien avec XP. ” La maison mère compte ses forces en prévision d’un hiver rigoureux pour le monde des affaires et de la high-tech. Les finances, assure-t-on à Redmond, sont saines. ” À la grande époque des start-up et de la bulle internet, nous avions lancé un plan de stock-options très avantageux pour les salariés, afin d’éviter l’hémorragie, explique un dirigeant. De toute façon, celle-ci n’a pas eu lieu, car la vague des dot-com s’est tarie. Aujourd’hui, nous ne manquons ni de talents, ni de trésorerie.” La société dispose, si l’on en croit le mensuel américain Red Herring, d’au moins 30 milliards de dollars en cash. Et le magazine de suggérer aux dirigeants de faire des emplettes qui embelliraient le tableau de chasse. Lesquelles ? Par exemple, Symantec, spécialiste de la sécurité informatique, mais aussi le fournisseur d’accès ISP EarthLink, et la start-up de Ray Ozzie, concepteur de Lotus Notes, naguère best-seller de la messagerie électronique et du travail de groupe. Il n’est pas certain que Microsoft passe à l’action : le DOJ (Department of Justice) sommeille et, à Redmond, nul ne songe à le réveiller. Mais surtout, le spectre de la récession a remplacé celui du juge Jackson dans l’inconscient microsoftien. Dans une économie mondiale déboussolée, l’extraordinaire énergie de l’entreprise ne sera pas de trop pour conjurer l’inquiétude qui gagne. En 1993, lors d’une précédente visite sur le campus, Doug McKenna, alors chargé du recrutement et des ressources humaines, confiait : “La meilleure façon de s’en sortir quand on doute, c’est de copier ce qu’ont fait les grandes entreprises qui nous ont précédés. Je parle de celles qui ont connu des crises de croissance et sont aujourd’hui en pleine forme“. Et de citer Hewlett-Packard, Digital et nombre de mastodontes en difficulté notoire, quand ils n’ont pas disparu.Après avoir imposé Word dans les traitements de texte, Excel dans les tableurs, Access dans les bases de données, Explorer dans les logiciels de navigation et Windows dans les environnements d’exploitation, Microsoft n’a plus grand-chose, ni grand monde, à copier. Il lui reste encore à évincer ou rayer de la carte le lecteur audiovisuel Real Player (Real Networks), au profit de son produit vedette, Windows Mediaplayer, téléchargeable gratuitement sur internet, et surtout inclus dans les systèmes d’exploitation depuis Windows 95. L’entreprise s’oriente désormais vers le multimodal (voix, souris, fenêtre…) et multiplateforme (PC, mobiles, consoles de jeux, télévision, PDA…). S’ils veulent tirer les leçons de l’histoire et projeter leur société dans l’avenir, Bill Gates et ses affidés se doivent d’écrire une suite qui ne soit pas uniquement bureautique.