Dans le monde de la high tech, on assiste parfois à des phases de cristallisation, d’accélération d’une technologie, d’un standard, qui semble tout à coup devenir incontournable. Bien entendu, il faut pour cela que plusieurs facteurs soient alignés : disponibilité de produits abordables, distribution de contenus compatibles, et, évidemment, création de contenus qui en tirent parti.
L’année 2021 pourrait, en ce cas, être celle de l’explosion définitive du Dolby Atmos dans la musique. Cette norme est pourtant loin d’être récente. Apparue dans les cinémas depuis 2012 – même s’il a fallu attendre 2013 pour voir la première salle française adopter cette norme – elle s’est répandue peu à peu.
Au fil des huit ou neuf dernières années, les briques nécessaires à sa montée en puissance auprès du grand public semblent s’être empilées patiemment.
« En gagnant du terrain à Hollywood, pour commencer », nous explique Anaïs Libolt, Head of Home Entertainment pour Dolby. « La technologie Atmos est désormais présente dans un nombre impressionnant d’équipements plus ou moins haut de gamme » : des amplificateurs, des téléviseurs, des ordinateurs et même des casques audio.
Ainsi, l’arrivée récente du Dolby Atmos sur Apple Music semble être tout à la fois le déclencheur d’une phase d’expansion auprès du grand public, mais aussi la conséquence d’une maturation.
Car si Apple n’est pas le premier – des solutions de streaming musical comme Tidal ou Amazon Music sont passées au Dolby Atmos depuis quelque temps déjà –, le géant américain a non seulement le poids pour faire basculer un pan de l’industrie, mais aussi un sens du timing éprouvé.
Une petite installation 9.1.4
Car il semble bien que le monde de la production musicale adopte de plus en plus la technologie Atmos. En effet, avant qu’il arrive à nos oreilles, un morceau doit bien sûr être mixé spécialement pour ce rendu sonore.
Sur ce point, « les Etats-Unis ont de l’avance dans le domaine », précise Anaïs Libolt, mais la vague atteint la France. Ainsi, le studio Guillaume Tell, niché au cœur du vieux Suresnes, en proche banlieue parisienne, vient de sauter le pas, et c’est là-bas que nous avons eu l’occasion d’échanger avec quelques professionnels du secteur.
Ce haut lieu de la musique, qui a vu passer des artistes français et internationaux comme Johnny Hallyday, les Rolling Stones, Prince, Sting ou encore Dorothée, a fait évoluer sa cabine de mixage (5.1, depuis une vingtaine d’années) pour répondre aux exigences de la spatialisation Atmos.
Sans entrer dans les détails techniques extrêmes, l’installation équivaut désormais à un système 9.1.4. Comprenez qu’en plus du caisson de basse on compte trois enceintes frontales : gauche, centre, droite, deux enceintes surround gauche et droite, deux enceintes arrière, deux enceintes appelées wide surround, qui sont placées de telle sorte à faire la jonction entre le champ frontal et le surround pour produire des déplacements sonores plus complets, plus précis, et quatre enceintes au plafond pour nourrir la verticalité du son.
C’est dans cette bulle, où chaque enceinte a été calibrée pour son rôle et peut produire 85 db, que les productions Dolby Atmos sont donc mixées par Denis Caribaux, manager et ingénieur du son du studio.
Une avalanche d’enceintes que Dominique Schmit, responsable audio et contenu pour Dolby, justifie en quelques mots, après l’écoute d’un Rocket Man, d’Elton John, en Atmos incroyablement riche, détaillé et spatialisé :
« Le champ surround n’est plus du tout accessoire ».
Le fait que les enceintes soient toutes capables de produits 85 dB a une importance et une signification capitale. Cela les met toutes à égalité, et permet de placer la voix et les instruments partout, de déplacer des rythmiques à l’avant ou l’arrière sans qu’elles ne perdent de leur force au cours de ce trajet.
Par ailleurs, les enceintes wide surround sont essentielles aux yeux (oreilles ?) de Dominique Schmit, car elles facilitent grandement le mixage en Atmos. De son expérience, elles permettent d’aboutir à un mix final qui s’adaptera bien plus facilement à la grande variété d’appareils compatibles avec l’Atmos, en affinant les transitions spatiales du son.
Spatialiser, comment ça marche et quel potentiel ?
Car, sur ce point, Dominique Schmit est extrêmement clair, avec le Dolby Atmos, le son n’est plus attaché à une enceinte. D’une part, parce que l’Atmos apporte une troisième dimension en gagnant de la hauteur, et d’autre part, parce que, lors du mixage, le son provenant de certaines pistes est placé (voire déplacé) là où l’ingénieur du son le souhaite, la précision du positionnement sonore est bien plus importante.
D’un point de vue pratique, il faut mettre à jour la console de mixage avec un plugin qui coûte environ 260 euros – ce « qui n’est pas cher », au regard des installations matérielles nécessaires, met en perspective Anaïs Libolt. Le réglage de la spatialisation du son se fera ensuite depuis une tablette connectée à la console, à Pro Tools, etc.
L’ingénieur du son « placera d’abord ce qui est appelé un bed, c’est-à-dire les pistes mixées de manière traditionnelle qui sont donc assignées à une enceinte », nous expliquait Dominique Schmit.
Ensuite, les autres entrées correspondront à des « objets », qui seront positionnés en fonction de l’effet voulu. Une fois le travail terminé, chaque objet contient un son et des métadonnées de placement, notamment, pour que l’appareil chargé de jouer le morceau le fasse en respectant le mixage.
Lors du mixage, l’ingénieur du son peut utiliser jusqu’à 128 canaux avec le renderer, le processeur Dolby, ce qui promet des rendus sonores assez incroyables. Il est même possible de choisir la taille d’un son associé à un objet.
Autrement dit, de manière schématique, s’il est petit, il pourra être joué par une seule enceinte dans l’espace, mais pourra en solliciter davantage s’il est plus gros.
En conséquence de quoi, logiquement, plus le système qui sert à la lecture d’un morceau mixé en Atmos possède d’enceintes, plus la spatialisation est précise et riche. Tandis que sur un casque classique, le processeur de rendu du smartphone, par exemple, aura recours au son binaural, qui restitue l’écoute naturelle en trois dimensions en trompant l’oreille, ou plutôt le cerveau.
Evidemment, cela signifie que certains morceaux Dolby Atmos ne sonneront pas de façon très différente de leur équivalent en Dolby Stéréo si on les écoute au casque. Cela explique parfois l’impression de ne pas entendre de grosse différence. On la trouve ou ressent (en fonction de la qualité du casque) dans la netteté des différents instruments, par exemple, et l’espace qui semble s’ajouter entre les voix et la guitare dans des morceaux pop ou rock.
Le cas de la musique classique est un peu à part, car il pose de nombreuses questions. A commencer par l’utilisation d’un nombre de micros plus important pour saisir la performance d’un orchestre par exemple.
« L’Atmos pourra avoir un impact dès la prise de son, qu’il faudra repenser, pour l’affiner », estimait ainsi Christophe Julien, compositeur de musique de film, et notamment de celle d’Au revoir Là-haut, que nous avons pu rencontrer au Studio Guillaume Tell.
De même, il est tout à fait possible d’imaginer des concepteurs d‘effet Reverb, qui scanneraient une grande salle connue, comme la Scala, de Milan, ou la Philharmonie, de Paris, pour ensuite proposer un rendu Dolby Atmos, comme si vous étiez dans cette salle. Le potentiel créatif semble assez fou.
C’est là qu’on prend conscience que l’Atmos dans le domaine de la musique est encore un monde en friche, à explorer. Alors pour aider à améliorer les enregistrements, faut-il passer par des cahiers des charges ou des guides précis ? Non.
« Il ne faut pas définir de critères trop stricts lors de la production, de l’enregistrement, nous répondait Denis Caribaux. Nous en sommes au début, il faut laisser de la place à l’expérimentation, à la nouveauté. »
De nouvelles voies pour les artistes
Justement, quand on demande à Denis Caribaux et Dominique Schmit si les artistes ont commencé à prendre en compte ce nouveau potentiel musical, la réponse se fait en plusieurs temps.
Tout d’abord, une fois encore « les artistes américains sont en avance sur ce point », rappellent-ils, avant de prendre l’exemple de Black Skinhead, de Kanye West, produit par les Daft Punk, au Blackbird Studio de Nashville.
En l’espèce, nous explique Denis Caribaux, « le mixage Atmos donne plus de vie, plus de dynamisme, avec finalement assez peu d’éléments de production ».
Bien entendu, la texture des sons joue également un rôle considérable dans le résultat final. De fait, le son Atmos contribue à la forme de vertige produite par les percussions puissantes.
Ensuite, les deux hommes nous indiquent qu’on commence à trouver des albums français mixés en Atmos. Mais pour l’instant, la construction des morceaux reste encore classique.
« La voix est souvent sur la voie centrale, ou joue de gauche à droite. Nous sommes encore habitués à la stéréo, qui rapporte tout à deux canaux », excuse l’ingénieur du son.
Mais il y aura forcément des génies, des bidouilleurs pour chercher et trouver des approches nouvelles.
« Dans un de ses morceaux stéréo, James Brown a mis sa voix à l’arrière, abonde et rappelle Dominique Schmit. Ca peut être déstabilisant, mais cela apporte aussi beaucoup. »
Mais le Dolby Atmos est aussi et surtout, pour ces professionnels de la musique, un moyen d’être plus fidèles à la création, de rendre « toute la lisibilité de l’écriture musicale, d’afficher les subtilités d’harmonie, de mettre en valeur la musique ».
Un point confirmé par Christophe Julien. Pour lui, Dolby Atmos impose de prendre en compte son potentiel, pour en tenir compte dès l’écriture, à la composition, puis à l’orchestration.
En tout cas, cette prise en compte de la technologie très en amont peut permettre de libérer certains instruments, de les mettre en avant dans l’espace, en leur laissant la possibilité de se déplacer, dans une forme de pied de nez ou d’humour créatif, comme cette clarinette voletante dans le générique d’Au revoir là-haut.
A les écouter, on sent qu’il y a un véritable bouillonnement de possibles, un potentiel enthousiasmant. Il faudra toutefois encore du temps, de l’expérimentation et l’acquisition de réflexes, à chaque étape de la création, pour aboutir à des morceaux qui prendront le plein parti de la technologie Atmos.
« Il faudra inventer un nouveau langage au moment de la composition et de la production », ponctue Anaïs Libolt.
Ce qui rejoint ce que nous laissait entendre Zane Lowe lors d’une présentation organisée par Apple sur le sujet. L’animateur et producteur britannique déclarait que la prochaine génération d’artistes, celle qui sera née avec l’Atmos, s’y plongera intuitivement, en tirera le meilleur.
En attendant, pragmatique, Dominique Schmit indique « qu’il faut avoir mis les mains dedans au moins une fois pour en comprendre les possibilités, pour voir ce qu’il est possible de faire. »
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La question de l’apport de Dolby Atmos pour les « vieux » morceaux
Dès lors, on comprend qu’il faudra être un peu patient, car le futur n’est pas encore là, mais qu’en est-il du passé ? Est-il difficile, possible ou même pertinent de systématiquement convertir un morceau stéréo en Dolby Atmos ? Sur ce point, une fois encore la réponse n’est pas monolithique.
« Ce qu’il faut, c’est vraiment avoir le multipiste, tous les pistes séparées, avec l’équaliseur, les compressions, même les volumes, de telle sorte que quand on remet tout à zéro, on retrouve le mix », clarifie Denis Caribaux.
Dans ce cas, le travail d’adaptation, a minima, est possible et peut « ne prendre que deux ou trois heures. Tout dépend de ce qu’on a envie de faire, et d’apporter en matière de créativité », commente l’ingénieur du son du Studio Guillaume Tell.
« En revanche, si on part de bandes où on n’a pas les multipistes, cela va prendre beaucoup plus de temps. Il va falloir retrouver les couleurs, les compressions, ce qui a été fait.
Dans ce cas, on va rentrer dans quelque chose de beaucoup plus fastidieux, plus long. On prendra alors une journée, voire deux, avec le risque de ne pas retrouver le gain, le résultat voulu à l’origine ».
Le Dolby Atmos ne sera donc pas forcément adapté pour tous les morceaux déjà enregistrés, en tout cas pas pour donner sa pleine mesure.
Mais une chose semble certaine pour Denis Caribaux, le passage d’un morceau au Dolby Atmos doit être fait en accord « dans l’idéal, avec son créateur, s’il est encore vivant ». L’apport de l’Atmos doit « être respectueux de l’intention initiale, de la vision des artistes et du producteur » d’origine. Il faut aussi penser à l’intérêt artistique.
Ainsi, passer des morceaux des Sex Pistols en Dolby Atmos n’a pas forcément un grand intérêt quand la puissance et l’éructation du chant et des instruments composent l’ensemble en le rendant volontairement moins lisible. C’est un mur de son, de mécontentement, le ciseler n’aurait pas grand sens, pointe Dominique Schmit.
Cette innovation technologique ne doit pas dénaturer un morceau, même si cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas expérimenter.
Voilà une autre raison qui explique que certains morceaux, des classiques, ou simplement des éléments connus du back catalog qui sont passés au Dolby Atmos ne paraissent pas transfigurés.
Parfois, élargir la disposition des instruments, des voix, bref le mixage originel, revient à produire un tout autre morceau.
Pour éviter ces abus, « on aura alors tendance à coller au mix stéréo, donc ça va réduire le champ des possibles », confirme Denis Caribaux.
« Pour avoir le maximum de possibilités, il faut travailler avec les artistes ou le producteur, c’est là qu’on ouvre la créativité. Artistiquement, il y a un dialogue à ouvrir », complète-t-il.
Il faut donc du doigté et de la mesure dans ce travail, qui pourrait presque s’apparenter à une forme de restauration, de mise à niveau pour correspondre à une nouvelle norme.
Et les deux hommes rappellent aussi les errements expérimentés au moment du lancement du SACD, le tristement célèbre Super Audio CD, qui fit long feu à la fin des année 1990 et au début des années 2000.
« On a vu différentes tentatives de reprendre des vieux titres avec assez peu de bonheur, souvent », rappelle Dominique Schmit, en vieux routard de la production musicale.
Des outils pour une quête
En définitive, des deux arguments mis en avant pour le Dolby Atmos par Apple, le premier, celui du potentiel révolutionnaire musical, semble corroboré par les professionnels de la musique que nous avons pu rencontrer, qu’ils soient compositeur ou ingénieur son.
Le deuxième est-il lui aussi vérifié ? Apple déclare en effet que Dolby Atmos est bien plus accessible, plus démocratique, d’une certaine manière, que le hi res, qui proposent des morceaux en ultra qualité. Ces acteurs de la musique et du son sont-ils d’accord ? Oui, parce qu’effectivement, un bon casque branché à un smartphone donnera l’impression de son spatialisé grâce au rendu binaural, et qu’il est donc beaucoup plus facile d’en profiter.
Mais, une fois encore, Dominique Schmit et Denis Caribaux se rejoignent en hommes de son. Pour eux, l’un et l’autre ne s’excluent pas, au contraire, ils se complètent et leur permettent de s’approcher du rendu de la musique telle qu’elle a été créée et enregistrée.
C’est ce Graal qu’ils recherchent, mélange de technologie, de talent, de création et de passion. Une quête sans fin, par amour de la musique, tourné vers le futur, vers l’innovation : tenter de permettre au plus grand nombre d’entendre la musique telle qu’ils contribuent à la produire derrière des consoles et enceintes de rêve, qui coûtent des dizaines de milliers d’euros.
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