Comme d’habitude, j’aurais voulu, ici, rire. Rire des dernières sottises du progrès technique. Me moquer de Bernard, le PDG, qui a scratché cet été son Palm, perdu tous les numéros de portable de ses copines et commandé illico douze agendas papier chez Guilbert pour le comité de direction.Rire du système de filtrage des sites porno, que l’informatique nous a installé au bureau et qui, l’autre jour, a planté en confondant le mot ” sex ” avec le site jurisexpert.fr. Rire du pull-over ” communicant ” inventé par DuPont, et qui contient des fibres reliées à un système GPS, idéal pour retrouver Bichette, quand elle se perd sur la plage de La Baule. Me moquer de Gérard, des services généraux, qui veut installer des badges ” biométriques ” et qui hésite encore entre le modèle qui reconnaît le pavillon de l’oreille et celui ?” plus cher ?” qui lit l’iris de l’?”il.Ridiculiser Roger, qui vient de rapporter du Japon le dernier robot de Sony : un cabot 100 % techno, qui ne laisse pas de traces sur la moquette, prend des photos et parle quatre langues, mais ne fera jamais peur au moindre voleur. Bref, j’aurais voulu railler Big Brother, Bug Brother. Et dire : ” Sortez les mouchards ! “ ou ” Faites l’humour, pas la guerre “.Mais, à cause de la poussière des tours abattues qui flotte encore sur le moral du monde, à cause de ce funeste jour où le cutter a gagné son match contre l’ordinateur, je n’ai pas envie aujourd’hui de me moquer des bugs du XXe siècle. Mais juste de dire que le monde virtuel, celui de la technologie surpuissante et désincarnée, a, lui aussi, craqué sous le choc.Baudrillard écrivait justement, au moment de la guerre du Golfe, que nous avions plongé dans un monde virtuel. “À la catastrophe du réel, disait-il, nous préférions l’exil du virtuel. Dans la hantise du réel, nous avions créé un appareil gigantesque de simulation qui nous permet de passer à l’acte in vitro.“ Les pilotes de la guerre du Golfe ne voyaient pas sur leur écran les civils qui, en bas, couraient ou mouraient. La carte se substituait au territoire. L’écran vidéo au champ de combat. L’image du danger à la réalité de la douleur. L’heure, c’était (le) leurre, si j’ose dire.C’est ce monde-là, donc, qui s’est effondré le 11 septembre 2001. L’apocalypse de Wall Street a brutalement injecté de l’erreur, de l’horreur et de la douleur authentiques dans le règne du virtuel tout-puissant. Certes, l’Histoire ne s’arrête pas là, les ordinateurs vont continuer de cerner nos vies.Au Parc des Princes, on installe des caméras électroniques qui reconnaissent les visages des suspects, stockés sur des bases de données. En Angleterre, on bague les ados délinquants pour les suivre à distance. La police utilisera demain des fichiers contenant notre ADN. IBM a conçu des souris qui détectent et transmettent directement les émotions ?” la peur, la joie, la colère ?” de l’utilisateur à l’ordinateur. Vous voulez envoyer un e-mail d’amour, mais vous êtes un peu sec ? Caressez la souris. Vous voulez envoyez paître le directeur financier qui vous demande, pour la cinquième fois, un révisé budgétaire du quatrième quarter ? Serrez le mulot bien fort…Mais on sait désormais ce que valent toutes ces petites merveilles de la technologie face à la détermination d’un être humain. “L’homme qui méprise sa vie, disait Sénèque, détient le pouvoir sur la tienne.”Big Brother, le vrai, c’est lui.
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