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L’apprentissage du partage

Intégrer la mutualisation des savoirs à la culture de l’entreprise implique de changer les mentalités. En prohibant la rétention d’information, notamment.

Ne regarde pas sur le cahier de ton voisin ! ” L’interdit, énoncé dès l’école, devient une vertu dans l’entreprise. Rechercher dans l’intranet ce qu’a fait un collègue, réutiliser ces informations telles quelles ou les enrichir de son propre savoir sont autant d’actes nécessaires au bon fonctionnement du knowledge management. Quitte à transgresser les préceptes des maîtres d’école.Pour l’heure, ceux qui ne savent pas peinent souvent à le reconnaître, tandis que ceux qui savent rechignent parfois à partager. Jean-Pierre Verollet, responsable du centre des ressources technologiques de Renault, constate que “ pour nombre de personnes, poser des questions c’est se dévaloriser“. Quant aux experts qui refusent obstinément de transmettre leur savoir, le directeur de l’offre de gestion des connaissances de Cap Gemini Ernst & Young souligne que “dans la culture latine, le modèle éducatif [reconnaisse] celui qui sait tout par c?”ur mais qui ne partage pas forcément avec les autres“. À la différence des pays anglo-saxons où, poursuit René-Charles Tisseyre, “ on apprend très jeune à travailler en équipe“. Ces modes d’apprentissage se reflètent dans les comportements en entreprise. Jean-Louis Benard, directeur général de FRA Business interactif, société spécialisée dans le développement de sites web, observe que “sur les groupes de discussions américains, les experts sont fiers de partager leurs connaissances, tandis qu’en France, les questions restent bien souvent sans réponse “.Si les sociétés de l’Hexagone souhaitent que le partage du savoir fasse partie intégrante de leur culture, elles doivent mener une révolution comportementale. “ Il faudrait intégrer le réflexe de réutiliser plutôt que réinventer la roue dès l’école“, renchérit René-Charles Tisseyre.

Privilégier l’approche métier

Pour l’heure, dirigeants et consultants s’ingénient à concilier les desiderata des individus et les objectifs de l’entreprise. Laurent Veybel, d’Andersen, conseille à ses clients désireux de mettre en place un projet de knowledge management, “ de ne surtout pas prononcer le mot, de ne pas parler d’informations à gérer, mais bien au contraire du métier“. Car “un professionnel acceptera d’échanger de l’information à partir du moment où cet acte lui sera utile“, précise-t-il. Adam Raoul, de la Cegos, partage cet avis. Et de rapporter le succès d’un projet pilote mené par le cabinet de conseil en ressources humaines auprès de conseillers clientèle d’une Caisse d’épargne : “ Les commerciaux se sentent valorisés quand ils ont contribué, et manifestent de l’intérêt dès lors qu’ils peuvent augmenter leurs performances. ” La démarche a consisté à recueillir les bonnes pratiques et dispenser des formations basées sur le retour d’expérience. Comment vendre un produit ? Comment répondre aux objections d’un client ? Ce corps de métier, éminemment individualiste, aurait ainsi découvert les vertus du partage : “Dans cette expérience, nous n’avons constaté aucune résistance “, assure Jean Liguori, responsable du pôle knowledge management à la Cegos. À l’exception, peut-être, des managers.Que tous les commerciaux aient accès à la même information modifie assurément la position du responsable, qui peut craindre que son pouvoir ne s’érode. Mais pour Jean Liguori, “c’est aussi le rôle du manager de permettre aux membres de son équipe d’accroître leur champ de compétences “. Encore faut-il en être convaincu. Jean-Louis Ermine, président du club Gestion des connaissances, note que “ le “middle management” ne se sent pas toujours concerné, dans la mesure où ces projets sont impulsés par la direction générale. Ces cadres se sentent mal à l’aise “. Autrefois diffuseurs d’informations, les managers se muent en animateurs de réseaux de connaissances. Cherchant à les rassurer, les entreprises entonnent la même ritournelle : les bases de connaissances ne capturent qu’une partie des compétences des personnes, les échanges autour de la machine à café, aussi indispensables que rapides, n’étant pas formalisables. Laurent Veybel illustre ce discours consensuel : “ Si un commercial met en ligne un argumentaire de ventes, croyez-vous qu’en l’utilisant, ses collègues puissent parvenir aux mêmes résultats ? ” La réponse ne se fait pas attendre : “Un de nos clients a observé que 10 % de ses commerciaux réalisaient plus de ventes et ce, de façon systématique“, note le manager d’Andersen.Mais sur le plan individuel, la rétention d’information permet souvent de se rendre indispensable dans la société. Une fatalité ? Pas du tout, explique Jean-Michel Monin, qui suggère de “substituer au pouvoir de rétention d’information un pouvoir de reconnaissance, en faisant en sorte que le “middle manager” soit le contributeur principal “. Libre aux entreprises, par exemple, de reproduire la structure hiérarchique dans les droits d’accès. Cap Gemini Ernst & Young laisse ainsi le soin aux responsables des différents domaines de KM de déterminer qui peut consulter telle ou telle information. Mais le groupe a renoncé à récompenser les meilleurs contributeurs aux bases de connaissances, par crainte de détourner le partage de sa vocation initiale : “ En instaurant un système de rétribution, certaines personnes auraient pu être tentées de limiter leur activité à ce seul apport d’informations “, précise le directeur de l’innovation, Jean-Paul Figer. “Si le processus de “knowledge management” aide le collaborateur à mieux effectuer son métier, il n’est pas nécessaire d’user de moyens de coercition pour le motiver“, ajoute Laurent Veybel

Une carotte pour les contributeurs

À l’inverse, Valtech a estimé qu’un système de bonus s’imposait. Le groupe de conseil en e-business verse jusqu’à 1 000 dollars (1 100 euros) par trimestre à chacun des quelque cinquante knowledge manager correspondants (KMC) répartis dans le monde. Une rémunération évaluée en fonction de l’utilisation de l’outil, mais aussi selon le volume et la pertinence des informations apportées. Seulement voilà, un contributeur dépourvu du titre de KMC ne gagnera pas un sou de plus. De quoi attiser les jalousies ! “Pas trop, nuance Michel Ezran, directeur du knowledge management. La démarche suppose une implication supplémentaire dans le fonctionnement de l’entreprise. Or, tout le monde n’a pas cette fibre-là. ” Et puis les entreprises n’hésitent pas à récompenser les contributeurs les plus assidus par un voyage d’étude, des congés supplémentaires ou par l’allocation d’un budget plus conséquent.Ces mesures incitatives trouvent leur légitimité aux yeux de la CFDT. Jean-Paul Bouchet, secrétaire général adjoint du syndicat, juge qu’il est de “la responsabilité des managers de mettre en place des rétributions. Penser que le système peut fonctionner de manière implicite est illusoire “. Le syndicaliste insiste sur la difficulté à établir des indicateurs d’évaluation. Cap Gemini Ernst & Young, Ogilvy ou Valtech ont introduit dans les entretiens annuels un critère relatif au KM. Volume d’informations, qualité et pertinence sont les éléments privilégiés. Pour Jean-Paul Bouchet, il faut reconnaître qu’une partie du temps de travail des collaborateurs est consacrée au KM.Au-delà de cette question d’équité, comment distinguer le patrimoine de l’entreprise du capital intellectuel de chaque individu ? D’autant que demain, le brevet pourrait devenir la propriété de son inventeur, lançaient récemment les organisateurs du KM Forum(*). “ Le KM pose de grandes questions en termes de propriété intellectuelle, de gestion du contrat de travail. La jurisprudence doit évoluer “, prévient Jean-François Ballay, directeur du KM à EDF. Alain Beauvieux, directeur général de Lexiquest, n’en reste pas moins optimiste : “ Le problème culturel que peut poser le KM est le même que celui qu’avait rencontré la messagerie électronique à ses débuts. Aujourd’hui, plus personne ne conteste l’efficacité et l’utilité des e-mails.(*) Le KM Forum se tiendra les 25 et 26 septembre à Paris.(*) Responsable du centre des ressources technologiques de Renault

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Jean-Pierre Verollet(*)