Après la qualité, c’est à la gestion des connaissances (knowledge management) de faire son entrée en force dans les problématiques d’entreprise. La conjugaison de plusieurs facteurs y contribue actuellement, au-delà des seuls effets de mode. C’est la concurrence acérée à laquelle se livrent les sociétés dans le monde, leur dispersion planétaire, le départ en masse annoncé de toute une population arrivant à l’âge de la retraite, ainsi que la mobilité professionnelle des salariés. Mais aussi l’arrivée concomitante d’outils de plus en plus élaborés de travail de groupe et de portails, stimulés par la puissance accrue des moteurs de recherche.
Partager les connaissances, une condition de survie
Il n’est pas neutre que la mise en place de tels projets se fasse dans des organisations telles que les grands groupes industriels, les administrations, les cabinets d’audit ou de jeunes entreprises high-tech. Toutes ont, en effet, réalisé que leur survie est conditionnée au fait de réussir à identifier, capitaliser, puis partager les connaissances individuelles et collectives ?” aussi dénommées capital savoir ?” de leurs employés. “Pour l’heure, mis à part quelques exceptions, les entreprises en sont essentiellement au premier stade”, soutient Jean-Louis Ermine, chercheur et président du Club de la gestion des connaissances. Elles ont en effet compris qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les b?”ufs. Inutile de lancer un projet en la matière sans un travail d’audit permettant de réaliser une cartographie des connaissances ?” explicites et tacites ?” et leur évaluation. C’est la condition préalable. Pour ne pas l’avoir fait, de grands cabinets d’audit, pourtant intéressés à double titre (interne et commercial), avouent confidentiellement n’avoir pas réussi à faire vivre ni perdurer de tels projets au sein de leurs propres équipes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le club, qui réunit une quarantaine d’entreprises adhérentes, travaille actuellement sur un référentiel d’évaluation. Parallèlement, des écoles de commerce et d’ingénieurs, encouragées par la Commission européenne, préparent de nouvelles formations de type mastère ?” à l’Ecole de management de Lyon (EM), par exemple ?”, dédiées au sujet. Ces signes des frémissement dépassent largement le seul matraquage marketing des éditeurs de logiciels.
Un défi managérial considérable
Comme le souligne Benoît Gay, directeur du centre de compétences en gestion des connaissances de la société de conseil DMR Consulting, “la technologie ne représente que 20 % des réussites. Le premier facteur de succès provient de l’organisation, étroitement liée à l’adhésion des personnes pour un tel projet”. Il ajoute : “Sans oublier que ce qui marche dans une société ne conviendra pas forcément aux autres.” La gestion des connaissances entre, en effet, dans un processus organisationnel. Dans une telle démarche, “les aspects humains doivent primer sur les outils”, comme le rappelle Joël Frigière, chargé de mission management des connaissances chez Usinor. Tous ceux qui se sont penchés sérieusement sur la question admettent que la gestion des connaissances constitue un défi managérial considérable. “Il s’inscrit dans un changement à long terme et dans de nouvelles visions de l’entreprise”, confirme Jean-Louis Ermine. Avis que partage volontiers Regina Casonato, consultante au Gartner : “Il faut bien compter de dix-huit à trente-six mois pour que le changement de culture prenne effet”, explique-t-elle dans un rapport récent.Le processus de gestion des connaissances englobe effectivement la totalité de l’entreprise, l’affectant en son propre c?”ur et prenant en compte ses expériences passées, sa vision stratégique, ses connaissances explicites et implicites, sans oublier les multiples relations qu’elle entretient avec ses partenaires extérieurs, clients, fournisseurs et experts gravitant autour de son ou ses métiers.Y a-t-il un moment plus favorable pour une entreprise pour se lancer dans un projet de gestion des connaissances ? Pas vraiment. Certaines s’y mettent sous la pression du marché. Ce fut le cas, par exemple, d’entreprises de conseil parmi les “big five”. Obligées de serrer leurs coûts, elles ont cherché à augmenter leur productivité et à diminuer le temps de leurs interventions en capitalisant sur le travail déjà effectué par leurs consultants sur des missions équivalentes. D’autres ont soudain réalisé ce besoin lors du départ de l’un ou l’autre de leurs experts pointus. “Mais, insiste Christophe Chaumont, patron du nouveau mastère monté à l’EM de Lyon, mieux vaut ne pas le faire dans l’urgence, car c’est un processus qui demande une longue préparation.” En effet, un tel projet se prépare. Il exige une forte implication de l’ensemble du corpus de l’entreprise, en commençant par la direction générale. Elle mène le jeu, impulse l’idée, clarifie le concept et définit les enjeux. Elle représente l’élément fédérateur qui aidera la greffe à prendre. Danièle Chauvel, responsable du centre de recherche ECKM au sein du groupe ESC Marseille, la compare à un catalyseur. L’équipe de coordination de la gestion des connaissances groupe d’Usinor apporte cette précision : pour être couronnée de succès, la démarche de gestion des connaissances doit toujours accompagner une stratégie business.
Des knowledge managers pour motiver les salariés
Parallèlement, il importe de constituer une équipe dédiée. Pour Christophe Chaumont, c’est elle qui portera le projet. Sa composition et son pilotage dépendront donc du type de celui-ci. Dans l’idéal, elle devrait regrouper des personnes issues des directions des systèmes d’information, de l’organisation et des ressources humaines. “Tout doit être mis en ?”uvre pour que les salariés s’approprient le projet, qu’ils acceptent de partager leur expérience et leur expertise et qu’ils y trouvent un bénéfice. Sans quoi, les plus beaux projets risquent d’être déployés en pure perte”, insiste Christophe Chaumont. Aussi commence-t-on à voir émerger une nouvelle fonction, celle de “knowledge manager”, ou responsable de la gestion des connaissances. Garant de la bonne marche du projet, il le suit de bout en bout. Anne-Sophie Gemini, professeur à l’Ecole des arts et métiers (Ensam), en décrit le profil idéal : âgé d’une quarantaine d’années, ce manager ayant une ancienneté de cinq à six ans dans l’entreprise participera à la sensibilisation générale. Ce porte-drapeau est “toujours un patron ou un senior”, confirme Joël Frigière, d’Usinor. Il connaîtra tout autant le métier de l’entreprise que la gestion de projets et possédera, en sus, une bonne formation en sciences humaines. Il pourra s’appuyer, en relais, sur une équipe d’ingénieurs en charge de l’implémentation des outils adéquats. Sa mission ? Outre l’impulsion qu’il saura transmettre au sein de l’entreprise, après analyse des besoins précis, il sera en mesure d’adapter les outils à la façon de travailler de chaque personne ?” un des facteurs clefs pour qu’ils soient adoptés et qu’ils évoluent. C’est en effet au niveau de la volonté de partager les connaissances que le bât blesse le plus souvent. “Cette tendance n’est pas naturelle”, insiste Danièle Chauvel. Aussi, outre le choix d’outils simples et faciles à utiliser, faut-il s’assurer auprès des salariés qu’ils y trouvent un intérêt personnel, quitte à le relayer par une reconnaissance financière. Attitude somme toute logique, puisque l’une des premières raisons d’être des projets de gestion des connaissances est bien, pour les entreprises, d’apporter un avantage concurrentiel décisif. D’aucuns affirment que, d’ici à deux à trois ans, les entreprises gagnantes sauront mesurer systématiquement la valeur et le retour sur investissement de leur capital intellectuel.
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