La faillite d’Enron fournit le symbole qui manquait jusqu’ici aux années “déréglementation”. L’échec de l’entreprise sans actifs, obsédée par le bénéfice par action, innovant dans un univers déréglementé et faisant d’internet la place de marché universelle, est éclairant à plus d’un titre. Enron est au départ une entreprise gazière, possédant quelques réseaux de gazoducs. Son intégration dans la production et la distribution d’électricité, au moment où le marché s’ouvrait, était de bonne guerre. Le choix, fait dans un contexte de déréglementation, de lancer une activité de trading électrique, quoique plus risqué, n’était pas hors de portée pour un industriel de l’énergie. L’utilisation des ressources du net pour organiser un marché en ligne de l’électricité témoignait de l’esprit d’entreprise des dirigeants, qui, en quelques années, avaient fait d’une entreprise de transport local de gaz le leader mondial du trading énergétique. Enfin, l’acquisition de Wessex Water au Royaume-Uni et de la centrale de Dabhol en Inde pouvaient passer pour des avancées dans la constitution d’un groupe multiservices mondialisé.Pourquoi donc, en moins d’un an, une entreprise qui prétendait rivaliser avec Exxon, dont la valorisation avait atteint des niveaux stratosphériques, en est-elle réduite à se démembrer et à réclamer la protection contre les faillites (Chapitre 11). L’explication tient en quelques mots : folle ambition des traders, société sans actifs, créativité comptable et impunité des dirigeants.Le succès obtenu dans le trading énergétique va lui donner des ailes. En quelques années, Enron va lancer un marché de la bande passante en télécoms, et entrer sur le marché des métaux, de l’acier, des “weather derivatives” (dérivés climatiques), etc. Or le marché du trading est à très haut risque. Enron y jouait le rôle de teneur de marché tout en étant une entreprise cotée, sommée de produire des résultats trimestriels. Le dégonflement de la bulle internet la laisse à découvert, avec des engagements considérables de bande passante. Idem pour le marché de l’électricité californien, qui a fait sa fortune.
L’entreprise sans actifs
Les services publics en réseau sont très gourmands en capitaux. Investir dans des centrales électriques, des réseaux de transport ou des systèmes d’adduction d’eau requiert beaucoup d’investissements, alors que le temps de retour est très long. Là aussi, Enron va innover en inventant l’entreprise sans actifs. L’ancien Enron les avait accumulé. En les cédant fictivement, il réalisait une triple affaire : sortir du bilan des immobilisations lourdes, donc du capital et des dettes, et réaliser des plus values ainsi que des marges commerciales. Pour ce faire, il fallait des acheteurs fictifs et des investisseurs. En fait, Enron entrait en partenaire minoritaire dans des sociétés non consolidées tout en garantissant aux apporteurs de capitaux des clauses de sortie avantageuses. Elle deviendra ainsi un “archipel” de près de 2 000 filiales, partnerships, joint-ventures, etc.Enfin, la trop grande habileté de dirigeants, vendant leurs actions au plus haut, se servant de considérables bonus sur les transactions tout en rendant leurs comptes littéralement invérifiables, à cause de l’importance du hors bilan, de la complexité des cessions internes, de la dissimulation des garanties offertes aux investisseurs, illustrent la frontière ténue entre l’usage créatif de la loi et la quasi délinquance financière.Quels enseignements tirer de cette faillite spectaculaire ? La première est qu’une fois de plus les entreprises font l’expérience de la cyclicité des activités. On ne peut bâtir la prospérité d’une entreprise sur les dysfonctionnements provisoires d’un marché, fût-il le marché électrique californien. La deuxième est que le métier de trader est incompatible avec celui d’entreprise cotée, de surcroît lorsque le bien commercialisé est destiné à une virtualité de marché (bande passante).Enfin, la régulation financière révèle ses imperfections. Le fossé qu’est l’asymétrie d’information entre l’entreprise innovante et le régulateur est difficile à combler. Même les interventions des analystes, des agences de notation et des gestionnaires du risque paraissent impuissantes.* directeur de recherche au CNRS
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