Vous connaissez le paradoxe de la carte et du territoire ? A mesure que sa précision augmente, la carte ressemble de plus en plus à l’espace qu’elle représente, jusqu’à pouvoir en prendre la place. La carte parfaite n’est plus même une représentation, elle devient le territoire. Mais s’agit-il encore d’une carte ?Ce paradoxe, ce risque, contribuent au plaisir que j’ai à consulter des cartes. Mises en scènes colorées de l’espace, stratégies de représentations multiples qui déforment pour mieux rendre compte, ruses de l’image qui cherche à coller au réel et le trahit pour mieux le donner à voir.Les cartes révèlent aussi, dans leur évolution historique, le lien étroit entre représentation de l’espace et conception du monde. Sur les cartes du Moyen Age, les routes romaines sont les seuls axes fiables, alors que les frontières se perdent dans le flou. Plus tard, les portulans se peuplent de monstres marins et de terres fabuleuses. Avec l’époque moderne, les cartes se politisent, se centrent autour des Etats, affichent le pouvoir ou la richesse.La puissance du numérique a fait entrer la cartographie dans une nouvelle ère. La carte n’est plus la conséquence du geste qui la dessine, mais le résultat d’une série d’opérations informatiques. L’ordinateur plonge dans des bases de données démesurées, et construit à la volée une carte adaptée aux intérêts du lecteur. Les observations des satellites, les expéditions scientifiques, les archives du cadastre, les relevés topographiques des militaires, les études industrielles, les résultats statistiques… tout est intégré dans une matrice énorme qui croise les chiffres et quadrille l’espace de façon sans cesse plus précise.Ça en devient effrayant. En visite chez un éditeur de systèmes d’information géographique, je m’émerveille des possibilités du logiciel, jusqu’à ce commentaire de mon interlocuteur : “Pour les militaires, nous pouvons intégrer un module de représentation en trois dimensions qui leur indiquera où les chars ne peuvent pas passer. Pour les pétroliers, nous affichons le sous-sol. Pour les services marketing nous pouvons croiser les données géographiques avec celles issues d’études de consommation et de population…”Là, ça n’est plus poétique du tout. Chaque centimètre carré se divise en pixels ; chaque pixel fourmille d’informations ; mais de quelles informations ? Le satellite repère le rocher sur le bord du chemin ; la carte me révèle non pas sa bonne vieille nature de pierre, mais sa composition : minerai à prospecter, infime présence de métal précieux, poche de gaz naturel, champignonnière ou abri anti-atomique caché dessous. Le cadastre dresse le plan de ma maison ; le système d’information colle dessus une grosse étiquette : ici vit Machin, tel âge, tels revenus, cinéphile, sympathisant de tel parti…La carte ne recouvre pas le territoire. Elle le fragmente ; elle le surcharge d’informations ; elle le fait glisser dans une formalisation purement utilitaire. Chaque point n’est plus seulement situé par rapport aux autres points, mais par rapport à l’économie et à la société. Le territoire disparaît. Il devient la composante abstraite d’une nouvelle réalité, celle de la carte, qui le dépasse en précision, le submerge et le sature. Je me promène pourtant dans un paysage. J’y rencontre des arbres, des pierres, des ruisseaux ; pas des promesses d’enrichissement, ni des chiffres, ni des catégories socioprofessionnelles. Ma promenade est un espace privé, pas un terrain de prospection. Mon paysage aussi. Je préférerais que personne ne confisque l’espace. Et vous ? Prenez votre temps.Prochaine chronique le jeudi 29 mars 2001
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