Les appareils photo professionnels s’accommodent mal des simples tests techniques traditionnels : ils sont plus que la somme de leurs fonctionnalités. Au-delà des mesures de performances pures, les boîtiers onéreux type Nikon D5, Fujifilm GFX 50s ou le Leica M10 dont nous allons vous parler ici doivent aussi être jugés par leur cible, les photographes professionnels, ceux qui vivent de leur travail.
Pour vous parler du tout nouveau fleuron de la lignée M de Leica, le M10, nous sommes allés à la rencontre d’un photographe qui sévit avec ses Leica : le français Frédéric Stucin. D’origine slovène, ce membre fondateur de l’agence MYOP (qu’il a quitté) est un habitué des pages du quotidien Libération dans lequel il a fait ses armes. Si son premier appareil photo était un Canon AE1, sa carrière professionnelle commence avec des Leica. « Deux M6 avec un 35 mm et un 50 mm, le kit traditionnel du reporter », explique-t-il. Avec un Rolleiflex en plus en bandoulière, il se professionnalise en couvrant les manifestations qui remueront la France entre le premier et le second tour de la présidentielle de 2002.
Enfant de l’argentique, Frédéric Stucin touche au numérique en 2006. « C’était une commande qui nécessitait d’envoyer un appareil numérique, alors j’ai acheté le Canon EOS 5D » premier reflex numérique à capteur plein format de Canon. Il tente de renouer avec Leica en acquérant le M8 et un 24 mm (qui donne un 32 mm sur le capteur APS-H du M8), mais le Canon reste en service jusqu’à la sortie du M240. « J’ai passé mon tour pour le M9, j’attendais un plein format plus abouti ». Ce fut le M240. Une fois ce dernier dans ses mains, « le Canon est parti au placard ». Pour ne plus en ressortir : désormais équipé d’un unique M-P (une version plus musclée du M240) avec seulement 3 optiques – 24/35/50 mm – Frédéric Stucin réalise depuis tous ses reportages et portraits avec ses télémétriques numériques. « Je n’ai pas besoin de grand-chose, certainement pas d’un reflex qui fait un milliard de trucs. J’aime les Leica car j’aime la visée télémétrique et la simplicité de la prise en main. C’est comme un crayon à papier pour moi. »
S’il aime ses Leica, il leur reconnaît des défauts « Ils ont parfois des lenteurs, notamment côté allumage et buffer (la mémoire tampon, ndr), ce qui peut être gênant. Et le corps de boîtier est plus gros que du temps de l’argentique ».
Annoncé comme plus rapide et un peu plus fin que les M précédents, le M10 promettait donc de répondre aux principales récriminations de Frédéric. En transit entre l’Allemagne et la France à la suite de la présentation du M10 à la presse, ce quarantenaire longiligne est allé produire des images pour 01net.com dans la gare de Francfort en mode « street photography ». Et nous a confié ses réactions et images deux heures après.
Vrai M6 numérique
« C’est le même feeling que le M6 », relate-t-il à la suite de sa balade. « Ce sont de petits riens, comme la prise en main. On a peine à croire l’impact que peuvent avoir ces quelques millimètres en moins ! ». En réorganisant la partie électronique de l’appareil, les équipes de Leica ont fait maigrir le M10 de 4 mm, des millimètres qui semblent donc réellement changer la donne. Tout comme la molette des ISO : « Je n’aime pas aller dans les menus. Or, pour changer les ISO avec le M240, c’est un passage obligé. La nouvelle molette des ISO est une bénédiction : je sais à quelle sensibilité je suis en regardant la molette, comme pour le M6 qui l’affichait sur une roue au dos de l’appareil ».
Buffer et vitesse
Outre son aversion pour les menus logiciels, Frédéric reprochait le manque de mémoire tampon de ses précédents Leica. « Pour le portrait c’était LE défaut : parfois on n’a que quelques minutes pour shooter une bonne image ». Et rien de plus frustrant que de ralentir le tempo le temps que la mémoire ne se vide dans la carte mémoire. Faiblesse doublement corrigée : « Là j’ai pu shooter ce que je voulais, mais en plus l’appareil permet la revue des images déjà écrites (pendant qu’il continue d’écrire les images encore en mémoire tampon, ndr). Ce contrôle quasi immédiat est très important dans le portrait ». Enfin satisfait ? Presque : « Il lui faut encore un peu de temps pour s’allumer (2s), mais sinon c’est très bon ».
Batterie qui inquiète
« La durée de vie de la batterie, c’est le seul point qui m’inquiète », confie Frédéric. Il faut dire qu’annoncée pour 210 images selon la classification CIPA, cette batterie est plus fine – et donc moins endurante – que celle des M240 et M-P. En effet, selon la norme CIPA, l’autonomie de la batterie doit être mesurée avec l’écran allumé.
2.16 Color monitor on/off mode
a) For the duration of the test, the color monitor shall be lit continuously in the mode in which it can be used as the viewfinder.
Or, on choisit généralement les M justement pour cette visée télémétrique, une visée optique qui ne consomme pas d’énergie (mais la mesure de la lumière en consomme). Dans les faits, si la classification CIPA de la batterie est bien de 210 clichés, Leica annonce de 400 à 500 images par charge, selon l’intensité de l’usage (navigation dans les menus, revue intensive des images sur l’écran LCD arrière, etc.) et les conditions météo – le froid draine les batteries.
Si on compte 400 clichés, on est dans la norme des hybrides actuels. C’est inférieur aux reflex, mais on shoote théoriquement moins de clichés au télémétrique. Théoriquement !
Un boîtier, deux visages
Marque emblématique s’il en est, Leica cristallise les tensions, les uns arguant de la supériorité de l’Allemand, les autres fustigeant le manque d’innovations, le prix, etc. Pour Frédéric, outre le plaisir de l’utilisation du système – point subjectif s’il en est -, le Leica est une arme à double usage. Commissionné pour des portraits, le photographe parisien est aussi photographe de rue. Et dans ces deux domaines, son appareil a deux vertus essentielles. « Dans le portrait, le photographe aussi doit “paraître”. Tout compte : ton attitude, le décors et l’appareil photo. Dans ce milieu, en shootant avec un Leica je suis un mec “à côté”, “différent” et quand les commanditaires ou les sujets connaissent Leica, la marque a un impact positif ». Cette puissante image de marque s’efface dans la photo de rue « car la plupart des gens ignorent ce qu’est un Leica. Au contraire du monde du portrait, où le Leica est ostentatoire, dans la rue il devient camouflage. Les gens voient un grand type avec un petit boîtier et me prennent souvent pour un touriste, ils sont donc moins sur leurs gardes. Le Leica est alors pour moi comme un petit pinceau ».
Leica, le luxe brut
A 6500 euros le boîtier nu, le M10 est tout sauf un appareil accessible et rationnel. « C‘est un luxe que d’être en Leica, c’est vrai. Mais dans mon cas, c’est un luxe que j’utilise tous les jours, avec lequel je gagne ma vie ». Cet aspect luxueux est assez paradoxal car en parallèle, l’appareil est très brut : dépourvus d’autofocus, limité en fonctionnalités, il est primitif dans l’approche – instinctif même. Dans ce domaine de la rusticité, le grand échelas ébouriffé pousse même le bouchon plus loin : « Je n’aime pas les automatismes, je gère tout de A à Z. » L’ouverture du diaphragme bien sûr, puisque les optiques ne se contrôlent que mécaniquement, mais aussi la vitesse et les ISO. « Je ne veux pas que ce soit l’appareil qui décide, je veux faire mes images. Je prends des risques ». En poussant un peu plus la discussion, le photographe avoue que « cette pression, ce léger déséquilibre qui me pousse à être en contrôle est un moteur » pour lui.
Au contraire du reflex professionnel, tellement perfectionné qu’il assure une image nette et bien exposée dans (presque) toutes les situations, le Leica ouvre la porte de l’imprévu, de l’erreur humaine. C’est un des éléments qui fait son charme. Automatique ou erratique, à vous de choisir votre camp – si vous en avez les moyens. Frédéric a depuis longtemps choisi le sien.
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