« Moi, je ne veux plus de l’anonymat sur les plates-formes Internet. » Prononcée par Emmanuel Macron le 7 février dernier dans le contexte du cyberharcèlement scolaire, cette phrase a choqué beaucoup d’internautes soucieux de préserver leurs libertés individuelles.
Depuis, la problématique du cyberharcèlement s’est même amplifiée, avec l’affaire de la Ligue du LOL et la recrudescence de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux. Dès lors, faut-il avoir peur d’une disparition de l’anonymat et d’un flicage à outrance sur le Web ? Oui et non.
Oui, car derrière cette idée d’anonymat un peu abstraite se cache en fait la volonté de préserver une liberté essentielle. Un point sur lequel il faut être inflexible, avoir une réaction épidermique et viscérale, instinctive pour ne rien laisser passer.
Non, parce que d’une certaine manière l’anonymat n’a jamais vraiment existé en ligne. Ses premières années ouvertes au grand public ont pu donner l’illusion du contraire. Le Net a pu paraître un nouveau Far West pour tous ceux qui aspiraient à refonder ou profiter d’un monde véritablement libre. Un rêve génialement résumé par Peter Steiner dans son dessin publié en 1993 dans le New Yorker…
Today in Geek History: Peter Steiner's famous "On the Internet, nobody knows you're a dog" cartoon appears in the New Yorker in 1993. pic.twitter.com/mlQ2Nzt5Tk
— ThinkGeek (@thinkgeek) July 5, 2017
Lorsqu’un internaute utilise des services en ligne, il laisse forcément des traces numériques quelque part. C’est ensuite juste une question de temps et de moyens pour identifier la personne. On ne parle évidemment même pas de l’authentification via des plates-formes comme Google ou Facebook pour accéder à d’autres services, qui vous placent sous un néon clignotant.
Même les hackers les plus aguerris peuvent se faire avoir, comme ces officiers de l’armée populaire chinoise qui, en 2014, ont été épinglés par le gouvernement américain. Leurs identités ont pu être révélées grâce à un long travail de recoupement d’informations techniques.
L’anonymat est tout relatif
En fait, l’anonymat, c’est un peu comme la sécurité, c’est une notion toute relative. On peut très bien réussir à rester anonyme, tout dépend vis-à-vis de qui on souhaite l’être. Utiliser un pseudonyme sur un forum permet d’être anonyme pour les autres utilisateurs, mais pas forcément pour le gestionnaire de la plate-forme. Et encore moins pour les forces de l’ordre, qui peuvent s’appuyer sur la loi pour récupérer de nombreuses données techniques auprès des fournisseurs de services et des opérateurs : adresses IP, adresses MAC, logs de connexion, IMEI, cellule GSM, empreinte du système ou du navigateur, etc.
Certes, utiliser des logiciels d’anonymisation comme Tor ou Tails Linux permet de laisser moins de traces éparses sur la Toile et peut – éventuellement – vous mettre à l’abri des regards inquisiteurs des services de police classiques. Mais l’histoire a montré que les enquêteurs peuvent quand même arriver à révéler l’identité des cachottiers les plus motivés.
Tout dépend des précautions prises par l’internaute et de l’énergie qu’ils sont prêts à investir. Les cybercaïds de la drogue ou du carding savent bien que personne n’est vraiment à l’abri.
Accélérer l’identification
Mais alors, pourquoi tout ce débat ? Parce qu’il est essentiel de préserver les libertés essentielles, on l’a dit. Parce que la crainte d’un totalitarisme technologique est vive dans un monde où le Net et la high-tech sont partout tout en échappant, par leur complexité, à la compréhension de quasiment tous leurs utilisateurs. Ce débat montre donc des inquiétudes et aussi la bonne santé d’une démocratie numérique. Il montre également la nécessité de s’assurer que toute mesure, qui peut aboutir à l’identification d’une personne, doit être contrôlée par la justice, garante de la légalité dans un Etat de droit.
Pourtant, dans les faits, au-delà de prises de paroles présidentielles un peu malheureuses, pour l’heure, ce que souhaite en fait le gouvernement, c’est avoir un accès plus facile et plus rapide aux données techniques. Ces fameuses informations qui permettent d’identifier un utilisateur, en particulier auprès des plates-formes Web. Car c’est souvent là que le bât blesse. Facebook, Twitter et les autres ne répondent pas toujours de manière favorable aux demandes des forces de l’ordre françaises, ou alors elles traînent des pieds.
Le rapport gouvernemental sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet (rapport Avia) estimait, en septembre 2018, que « la coopération entre les plates-formes de communication en ligne et les autorités judiciaires est inefficace lorsqu’il s’agit de lever le principal obstacle à la poursuite des auteurs de contenu illicites : leur anonymat ». La principale raison invoquée est le manque de sanctions dissuasives dans la LCEN.
Par conséquent, pour rendre le dispositif plus efficace, le gouvernement veut rendre les textes de loi plus répressifs. Le 13 février dernier, Mounir Mahjoubi et Marlène Schiappa ont présenté un « plan d’action contre les contenus haineux en ligne » qui propose de « redéfinir les contraintes » auxquelles sont soumis les acteurs du Web.
En particulier, pour « les cas les plus graves », le gouvernement souhaite imposer des délais maximaux pour communiquer les données. Interrogé par France Inter, Mounir Mahjoubi estime en effet que les procédures existantes sont « trop lentes ». Parfois, elles peuvent même prendre « plusieurs mois », précise-t-il sur France 2.
L’Europe propose un délai de 10 jours
A quelles nouvelles contraintes faut-il s’attendre ? A l’occasion d’un dîner du CRIF, le président de la République a annoncé une nouvelle proposition de loi d’ici à mai prochain. Elle sera rédigée par la député LRM Laetitia Avia. Auprès du journal Le Monde, elle explique qu’elle souhaite proposer « une procédure plus simple et plus rapide » avec à la clé « des sanctions administratives ou pénales plus lourdes envers les plates-formes qui ne coopéreraient pas ».
Cette proposition va probablement s’inspirer du rapport qui porte son nom. Celui-ci propose d’imposer aux grands opérateurs d’avoir un représentant légal au sein de l’Union européenne, ce qui faciliterait l’envoi de notifications et des injonctions.
Les opérateurs et les hébergeurs seraient contraints de répondre en moins d’un mois aux réquisitions « d’un magistrat ou d’une autorité de police judiciaire », voire en moins de 24 heures en cas de risque pour l’intégrité physique de personnes.
Par ailleurs, le rapport préconise de multiplier par 100 les amendes actuelles en cas de manquement, soit 37,5 millions d’euros maximum pour une personne morale.
Mais la France n’est le seul pays à vouloir briser l’anonymat plus facilement. En avril 2018, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement européen baptisée « E-evidence » qui veut même aller encore plus loin. Elle aussi suggère d’imposer à tous les opérateurs et hébergeurs d’avoir un représentant légal dans l’Union européenne.
Elle crée un système d’injonction européenne qui obligerait les différents acteurs à répondre aux demandes d’informations dans un délai de 10 jours, voire de 6 heures dans les cas d’urgence. Ces demandes pourraient être faites par un procureur ou par un juge pour les logs d’accès et les données de compte. Pour accéder aux métadonnées des communications, voire à leur contenu, l’approbation d’un juge serait nécessaire. La justice en gardienne aveugle de nos libertés et de nos devoirs.
Kevin Mitnick à la rescousse
Mais l’adoption de ce règlement n’est pas pour tout de suite. D’après le cabinet d’avocats Alain Bensoussan, « ce texte ambitieux ne pourra être utilement discuté qu’après les prochaines échéances électorales européennes de mai 2019 ».
En attendant, si vous voulez vraiment savoir comment garder votre anonymat sur le Web ou continuer d’y croire, nous vous conseillons de lire « The art of invisibility », le dernier ouvrage de Kevin Mitnick. Les techniques proposées par le roi des hackers montrent que l’anonymat est un idéal très difficile à atteindre aujourd’hui. Un idéal à défendre.
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