Depuis deux semaines environ, le petit monde français des technologies Internet est secoué par les déclarations fracassantes de la société World Entertainment Broadcast Final Research (Web Fr). Marc-Eric Gervais, le créateur de cette jeune pousse, et Jean-Yves Charron, le fondateur de l’incubateur l’Atelier de l’innovation, affirment détenir un format vidéo révolutionnaire, baptisé I2bp. Le postulat technologique est simple : I2bp permet de transmettre de la vidéo à très bas débit (2 Ko/s), d’une qualité proche de la VHS et avec 25 images par seconde !Ainsi, I2bp serait cinquante fois plus performant que le DivX, considéré jusqu’à présent comme le plus performant des formats de compression vidéo.Des résultats étonnants, susceptibles de modifier toute l’économie Internet : I2bp sonnerait le glas de la course à la bande passante et provoquerait la naissance d’une nouvelle ère Internet. Pour les Web TV, les publicitaires et la vidéo à la demande, cette découverte se révélerait une aubaine.
Le personnel protégé par des gardes du corps
Prétendant être assise sur une montagne d’or, Web Fr cultive le secret sur ses travaux par crainte de voir sa technologie révolutionnaire dérobée. Elle protège son personnel par des gardes du corps (lire l’encadré : De l’innovation au théâtre), se refuse à livrer la moindre piste sur les fondements technologiques de sa découverte et présente aux journalistes des démonstrations qui n’ont de démonstrations que le nom. Bref, elle met en scène un scénario digne d’un film à la James Bond pour un très probable et magistral coup de bluff !La démonstration des prouesses d’I2bp est pourtant enthousiasmante. Les séquences vidéo présentent une fluidité et une qualité d’image exceptionnelles. Le son est un peu moins bon, mais pour regarder le clip vidéo de Men in Black sur un téléphone portable ou visionner un match de foot sur Pocket PC, on est prêt à quelques sacrifices… Seulement, impossible de vérifier la véracité de ce que l’on observe : la démonstration s’effectue en intranet !D’où vient cette fabuleuse trouvaille, s’interroge-t-on alors ? ” C’est le fruit du génie de l’inventeur ?” Marc-Eric Gervais ?” et de six mômes de 20 ou 21 ans qui ont bossé jour et nuit sur ce projet. Certains sont de purs génies “, affirme Jean-Yves Charron.
” Toute l’équipe de l’Atelier de l’innovation s’est mobilisée autour d’I2bp. Ainsi, nous avons fait jouer les complémentarités technologiques avec la société M.Pixel que nous incubons également. M.Pixel a réalisé un algorithme de compression par ondelettes qui explose les performances du JPEG “, ajoute-t-il, très sereinement.” L’idée initiale de Marc-Eric Gervais était de permettre de regarder la télévision sur Internet en appuyant sur une télécommande. Début 2000, il a créé deux équipes pour étudier les problèmes de compression : l’une travaillait sur le Mpeg-4, l’autre sur le Mpeg-2. La deuxième est parvenue à de très bons résultats. Nous avons donc validé son projet à l’Atelier de l’innovation et deux de nos ingénieurs ont participé au développement. I2bp est la “plaque nécrologique” de MPEG, nous avons créé un nouveau standard “, conclut victorieusement Jean-Yves Charron.
Des incohérences techniques
La mariée I2bp est si belle et ses fiancés si géniaux, si convaincants que l’on voudrait y croire. Mais, à force de jeter des miettes de révélations technologiques pour appâter les journalistes, MM. Charron et Gervais commettent des erreurs techniques permettant de douter de l’envergure de leur découverte.Les deux compères ont ainsi déclaré à diverses publications que leur système téléchargeait un fichier cible de type .exe avant de démentir formellement l’information lors de notre entretien.Les choses se corsent lorsque Marc-Eric Gervais déclare que le lecteur ou player?” intégré au flux vidéo ?” est écrit en Java. Le langage Java est interprété, donc plutôt lent et gourmand en ressources processeurs. Bref, pas du tout adapté à un travail de décompression et encore moins si l’on utilise un assistant personnel.Marc-Eric Gervais affirme en outre compresser en temps réel (c’est-à-dire qu’il faut une heure pour compresser un film d’une heure). A 2 Ko/s, le taux de compression approcherait alors les 1000 pour 1 (lire l’encadré : Des taux de compression surnaturels). Compresser une vidéo en temps réel à un tel taux relève plus de la science-fiction que du saut technologique.Avant de partir, M. Gervais confie : ” Vous savez, le player qui fait tourner la vidéo sur les téléphones portables… Il ne pèse que 50 octets ! “ Alors là, on a beau être bon public, il devient difficile de croire ces deux hommes. Car, enfin, parler d’un player d’une taille de 50 octets dénote une méconnaissance totale des ordres de grandeur informatiques. On ne code rien ?” ou presque ?” sur 50 octets…Le festival d’incohérences techniques ne s’arrête pas là. M. Gervais affirme avoir privilégié la piste du Mpeg-2 pour obtenir une meilleure qualité d’image. Le Mpeg-2 ?” comme le MPEG-1 ou le JPEG ?” utilise l’algorithme de transformation en cosinus discret (DCT). Le Mpeg-4, lui, utilise un algorithme de compression par ondelettes (WDT). L’algorithme WDT du Mpeg-4, plus performant, permet d’obtenir une meilleure qualité d’image que le Mpeg-2 avec un taux de compression plus important. En définitive, ils auraient choisi la mauvaise piste… pour arriver à des résultats hors normes. Troublant, non ?
Les professionnels du streaming vidéo sceptiques
” Complètement délirant !, lance Christophe Bernard, chargé de recherches au Centre de morphologie mathématique de l’Ecole des Mines de Paris et spécialiste de la compression vidéo. Améliorer la compression d’un facteur 3 ou 4, ce serait déjà exceptionnel. Mais, si l’on s’en tient à un débit de 2 Ko/s avec 25 images par seconde, on arrive à 50 fois mieux que le DivX ! Cela supposerait de stocker une image sur 80 octets… cela n’a pas de sens. “Un scepticisme largement partagé par les professionnels du streaming vidéo. “Pour arriver à de tels taux de compression, il faut utiliser des algorithmes qui demandent de grandes capacités de calcul. En plus, il faut ensuite résoudre les problèmes du transport et de la synchronisation des données sur le réseau IP. Ce problème technique est pire que la quadrature du cercle !”, estime Jean-Noël de Gazain, développeur chez Aurora, société commercialisant des solutions de streaming à base de logiciels libres.Web Fr a contacté des sociétés dans le but de leur vendre la technologie. La plupart des entreprises contactées ont effectivement assisté à une démonstration, mais demeurent très prudentes : “Notre société n’a pas de position officielle sur le sujet. Nous sommes effectivement en discussion avec Web Fr, mais nous attendons le 23 février, la date de fin de dépôt des brevets I2bp, avant de nous décider. Les démonstrations étaient impressionnantes, mais nous n’avons pas eu accès aux détails techniques, explique-t-on chez un grand éditeur de logiciels. De toute façon, même si la technologie est là, ils n’en obtiendront jamais des milliards de dollars ! Ils rêvent un peu quand même…”Qu’en conclure ? Les développeurs de Web Fr ont probablement trouvé une méthode pour améliorer les facteurs de compression existants. Mais, on a du mal à croire à la révolution technologique annoncée par Jean-Yves Charron et Marc-Eric Gervais. Trop de contradictions techniques se bousculent dans leurs discours. D’autant plus que jusqu’à l’été dernier, Web Fr n’était pas parvenu à mettre au point sa technologie de diffusion à bas débit à 25 images/s… Elle aurait donc développé le tout en six mois avec six jeunes ingénieurs et le personnel de l’Atelier de l’innovation…
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