Concert de louanges et avalanche de satisfecits, à l’annonce, vendredi 13 mars, de la décision de la NTIA de « transférer les fonctions clés des noms de domaine ». Une preuve d’ouverture, « une étape historique pour la création d’une gouvernance de l’Internet véritablement mondiale » aux yeux de Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne.
Pourtant cette unanimité ne doit pas faire oublier la réalité de cette annonce, les enjeux qu’elle engage et les risques qu’elle peut induire. A l’heure où la NTIA, équivalent américain de feu notre ministère des télécommunications, parle de transférer le pouvoir à la « communauté mondiale multipartite », nous nous sommes tournés vers un de représentants français de ces « stakeholders » pour en saisir les tenants et aboutissants. Nous avons donc interviewé Pierre Bonis, directeur général adjoint de l’AFNIC, l’association française chargée de gérer les noms de domaine Internet nationaux.
Une ouverture symbolique…
Avant toute chose, il faut comprendre que la NTIA « est un bureau du Ministère du Commerce américain. Il signe et a toujours historiquement signé les contrats, passés à la suite des appels d’offre, avec l’IANA (Internet Assigned Numbers Authority, NDLR) », rappelle Pierre Bonis. Cette Autorité est désormais intégrée à l’Icann et se voit donner la responsabilité par ce bureau « de maintenir les serveurs racines, c’est-à-dire la liste des extensions internet qui sont dans le fichier racine, là où il y a le .fr, le .org, le .net, etc. ». D’ailleurs, l’accord qui lie l’IANA avec la NTIA ne prendra fin que le 30 septembre 2015.
Un pas important pour l’administration américaine, qui, si elle a délégué à l’IANA la gestion technique, valide toujours les changements apportés. « C’est très symbolique car on est à la racine d’Internet », commente le directeur général adjoint de l’AFNIC. Et pour donner une idée du pouvoir que possède l’administration américaine, Pierre Bonis donne un exemple par l’absurde : « Ce n’est jamais arrivé mais potentiellement la NTIA aurait pu dire : Effacez-moi le .fr du fichier racine. » Et tous les domaines français auraient ainsi disparu du Net…
Mais toujours limitée?
C’est donc sur cette partie portant sur les fonctions de l’IANA que le gouvernement américain a annoncé qu’il était prêt à arrêter sa supervision, « pour autant qu’il y ait un mécanisme de remplacement ». Mais ce n’est en fait qu’une demi ouverture. Car la racine d’Internet repose sur deux fonctions. Celle d’enregistrement, gérée par l’IANA. Et celle de publication, « qui revient à faire savoir à tous les serveurs du monde que tel enregistrement est valable », explique Pierre Bonis. « Grâce à un contrat particulier, la fonction de publication est contrôlée par la société VeriSign », qui gère également le .com. Or, dans « le communiqué de la NTIA, on ne parle pas de VeriSign. Les Etats-Unis sont pour ouvrir le débat mais pas complètement », souligne le directeur général adjoint de l’AFNIC.
« C’est une manière de rappeler que ce sont eux qui décident »
Dans une tribune publiée sur le site de l’AFNIC le week-end dernier, Pierre Bonis explique que cette décision de l’administration n’est pas une surprise. En revanche, il la qualifie de « précoce ». Car, comme il nous l’explique, pour lui, « tout le monde s’attendait à ce qu’une annonce de ce type soit faite par les Etats-Unis à l’occasion de la réunion qui va avoir lieu au Brésil fin avril ». Cette réunion, baptisée Netmundial, « est très importante pour l’avenir de la gouvernance et a été convoquée par la présidente brésilienne à la suite à l’affaire Snowden », nous rappelle Pierre Bonis.
Ces derniers mois, « les Etats-Unis avaient déjà envoyé des signaux indiquant qu’ils étaient presque prêts à faire ça », continue-t-il. Mais, de fait, les Etats-Unis ont pris de court beaucoup d’observateurs. Même Fadi Chehadé, directeur de l’Icann, n’a été prévenu que deux heures avant l’annonce…
Pour le représentant de l’AFNIC, il y a plusieurs explications à cette manière de faire et à ce choix de calendrier. Tout d’abord, « c’est une manière de rappeler que ce sont eux qui décident. S’ils l’avaient fait au Brésil, on aurait pu penser que c’était dans le cadre d’une négociation, qu’il y avait une grosse pression sur eux. » En avançant leur pion un vendredi soir, les Etats-Unis donnent le tempo et indiquent que ce sont eux « qui prennent la décision ». Et Pierre Bonis nous fournit la traduction « diplomatico-Internet » : « On veut bien lâcher, mais on ne va pas le lâcher pour rien et on va bien regarder ce qui se passe ». Sans oublier que la NTIA désigne l’Icann pour se charger de la mission.
L’Icann pour garder le contrôle
Et ce choix n’est pas futile. Pour le directeur général adjoint de l’AFNIC, même si après le sommet de Dubaï en décembre 2012 et l’affaire Snowden, beaucoup de pays attendaient que les Etats-Unis fassent un geste, ils ne l’ont pas fait sous la pression. « Ils l’ont fait parce que Fadi Chehadé leur a montré que l’Icann est une organisation assez mûre, assez solide et en même temps assez américaine pour que le transfert de cette responsabilité puisse se faire. »
On pourrait avoir l’impression que les Américains donnent à leur main droite ce que leur main gauche tenait, mais « il ne faut pas oublier que les Américains ne veulent pas voir cette fonction trop s’éloigner d’eux et c’est normal », commente Pierre Bonis. « Mais il y a un vrai signe. Ils acceptent en tant que gouvernement américain de ne plus avoir la responsabilité finale de la racine de l’Internet. », continue-t-il.
Le danger du tout privé
Et dans les faits, l’Icann, qui travaille lui aussi sous la férule de son directeur Fadi Chehadé à s’émanciper de la domination américaine, pourrait être une solution idéale. Pour autant, puisque l’IANA fait désormais partie de l’Icann, lui confier sans contrôle les fonctions de l’IANA reviendrait à lui donner la charge de « s’autosuperviser », précise le directeur général adjoint de l’association française.
Mais ouvrir cette porte permet de « commencer à discuter lors de la réunion de Singapour, qui aura lieu dans moins d’une semaine », explique Pierre Bonis. « Ca va donner l’occasion à beaucoup d’acteurs, dont de nombreux acteurs européens (parmi lesquels l’AFNIC, NDLR), de dire que si l’Icann doit superviser la racine, il faut que quelqu’un supervise l’Icann et ça ne peut pas être le gouverneur de Californie », ajoute-t-il pour finir sa démonstration par une boutade.
Car sans supervision et sans réelle mise en application d’un contrôle multipartite, le risque est grand. A lire le communiqué de la NTIA, on tique en effet en lisant : « Permettre à la NTIA de sortir de son rôle marque la phase finale de privatisation des DNS, telle que défini par le gouvernement américain en 1997 ». Ainsi, au motif que le gouvernement américain n’est plus en situation de responsabilité, on pourrait voir le secteur privé se saisir de ce rôle.
Et sur ce point, Pierre Bonis dit clairement sa crainte et sa préférence : « Les Français ont toujours pensé que la responsabilité d’un seul gouvernement n’était pas très normal », faisant référence à la situation actuelle. « Mais entre ça et la responsabilité exclusive d’une société privée qui n’aurait de compte à rendre qu’à la justice de son pays d’incorporation, on préfère encore le gouvernement américain », conclut-il, en ajoutant qu’il est plus facile d’agir « diplomatiquement que d’aller en justice ».
Les possibilités de la catastrophe ?
Quand on demande inquiet autant que circonspect si ce scénario « catastrophe » pourrait voir le jour, Pierre Bonis marque un temps puis déclare : « A partir du moment où le débat est ouvert, c’est effectivement quelque chose d’envisageable. » Puis il rassure : « il y a assez peu de chance que ça arrive car nous ne sommes pas seuls. Tout le monde est à peu près d’accord pour dire il faut construire ce mécanisme de responsabilisation de l’Icann ».
Du bon fonctionnement de l’entente et des discussions entre les acteurs du Net, sociétés civiles, secteurs privés et gouvernements dépend donc l’avenir du réseau des réseaux.
« Si on échoue, il y aura deux options. L’une, ça sera encore pire [car la gestion sera totalement privatisée]. Et l’autre, la NTIA dira vous n’avez pas été capable de vous mettre d’accord. J’avais fait une offre, et bien je la retire ». Car en définitive, la NTIA a demandé à l’Icann de faire des propositions, qu’elle étudiera selon son bon vouloir.
Mais Pierre Bonis se montre assez confiant : « Il y a des principes qui nous rassemblent à travers les pays […] : assurer la sécurité et la stabilité de l’Internet, organiser la participation de l’ensemble des acteurs, garder l’Internet neutre et ouvert »…
Pour cela, il faudra trouver un équilibre. « Probablement un mélange d’intergouvernemental et de communautés techniques », dessine à grands traits le représentant de l’AFNIC. « Il faudra forcément que les gouvernements aient plus leur mot à dire, même si la supervision ne pourra pas être exclusivement intergouvernementale, les Américains ont d’ailleurs été très clairs sur ce point dans leur communiqué. Il faudrait également que des organismes, comme l’IETF, le W3C et la plupart des organismes techniques, y compris les registres de noms de domaines nationaux comme l’AFNIC et ses homologues européens, puissent avoir quelque chose à dire », continue-t-il. Avant de lâcher en commentaire amusé : « C’est probablement possible même si ce sera certainement une petite usine à gaz ». Mais ne vaut-il pas mieux une petite usine à gaz ouverte qu’une usine qui marche bien mais fermée, interroge-t-on plein d’espoirs ? « Tout à fait. Absolument. Je n’aurais pas mieux dit », conclut-il en riant. L’internet court des risques, mais il y a de l’espoir…
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Source :
Tribune de Pierre Bonis sur le site de l’AFNIC
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