D’un côté, une entreprise qui accuse, pour le premier semestre 2002, une perte de 12,2 milliards d’euros et une dette de 69,7 milliards d’euros ; de l’autre, une société qui affiche une augmentation de 10 % de son chiffre d’affaires (22,5 milliards d’euros) et de 17,3 % de son résultat opérationnel (3,2 milliards d’euros). La première semble à bout de souffle, et la seconde en plein essor. Et pourtant, il s’agit de la même : France Télécom, qui vient d’annoncer ses résultats de la mi-2002. Les pertes records et le poids grandissant de la dette ont contraint son PDG, Michel Bon ?” à la tête de l’entreprise depuis 1995 ?” de démissionner. La balle est maintenant dans le camp de l’Etat, actionnaire majoritaire (55 %), qui doit décider rapidement des mesures à prendre ?” l’hypothèse de l’augmentation de capital semble à beaucoup inéluctable : reste à savoir sous quelle forme. Il doit également nommer un successeur à Michel Bon
Le rachat de Mobilcom plombe les comptes
Quel paradoxe ! Jamais la machine France Télécom n’a aussi bien fonctionné (les résultats opérationnels le prouvent), et jamais elle n’a été aussi près du gouffre. L’explication tient en quelques mots : l’effondrement des valeurs télécoms. Pour le premier semestre, l’opérateur a inscrit à son bilan 11,1 milliards d’euros de dépréciation d’actifs. Pourtant, en mars 2002, lors de la présentation des résultats 2001, France Télécom en avait déjà inscrit pour 10,2 milliards d’euros, qui avaient provoqué la première perte historique de l’opérateur : 8,23 milliards d’euros. Mais, à l’époque, Michel Bon avait assuré qu’“on ne reverrait plus cela”. Au prix d’une douloureuse opération vérité, il avait pensé éradiquer le mal une fois pour toutes, comme on procède sans ménagement à l’ablation d’une tumeur destructrice. Michel Bon avait affiché sa confiance : la formidable capacité de France Télécom à générer des recettes sauverait le groupe : “La dette était sous contrôle…. et serait réduite conformément aux prévisions, même dans un scénario catastrophe.” Pour 2002, il promettait des résultats… semblables à ceux d’avant. Brillant numéro de communication, qui avait à moitié convaincu le marché. Celui-ci attendait les prochaines échéances.C’était mésestimer l’ampleur de la crise. Comme un cancer que l’on croit terrassé et qui renaît parfois, l’effondrement des valeurs télécoms se poursuit inexorablement. A ce phénomène général, qui touche l’ensemble des opérateurs et des constructeurs, vient s’ajouter un dossier empoisonné : Mobilcom, opérateur allemand de téléphonie mobile, dont France Télécom détient 28,5 %. A lui seul, il lui aura coûté 7,3 milliards d’euros de dépréciation d’actifs (3,19 milliards d’euros en 2001) sur les 11,1 milliards qui plombent les comptes de l’opérateur historique ?” le second poste est le câblo-opérateur britannique NTL pour 1,7 milliard d’euros, et qui avait déjà pesé pour 4,58 milliards d’euros en 2001. En mars 2002, Mobilcom n’était qu’un dossier difficile ; il est devenu depuis une bombe à retardement. Aucun accord n’a été trouvé entre France Télécom et Gerhard Schmid, fondateur de Mobilcom et PDG “démissionné” par son conseil de surveillance depuis la découverte de malversations. A l’origine du conflit, une divergence totale dans la stratégie à propos de l’UMTS. Considérant que la téléphonie de troisième génération n’était mûre ni du point de vue du marché ni techniquement, l’opérateur français a jugé préférable de différer les investissements. Au contraire, Gerhard Schmid voulait foncer et prétendait contraindre son partenaire à le suivre, arguant des engagements décidés lors de la prise de participation. Aucun terrain d’entente n’ayant été trouvé, France Télécom, en mauvaise posture financière, a décidé de se retirer de Mobilcom, poussant ce dernier à une faillite probable.Si aujourd’hui cette prise de participation se révèle désastreuse, en début 2000, à l’époque de l’euphorie ?” l’action de France Télécom cotait alors 200 euros, contre 10 aujourd’hui ?”, elle apparaissait judicieuse. France Télécom venait alors de rompre avec Deutsche Telekom, son allié depuis dix ans, et il paraissait impossible à un grand opérateur d’être absent d’Allemagne, le plus gros marché européen, que tout le monde s’arrachait ?” BT, KPN, Telefonica, entre autres. L’opérateur français avait déjà manqué son entrée en se faisant souffler E-Plus par le Néerlandais KPN. Avec Mobilcom et une licence UMTS en poche, il pensait avoir atteint son objectif.
Orange, un succès deux ans après
L’autre grand sujet de préoccupation est la dette, qui gonfle, gonfle. Déjà alarmante en fin 2001 avec 60,7 milliards d’euros, elle est passée, à la mi-2002, à 69,7 milliards. Et ce malgré les promesses de réduction faites en mars 2002. La réalité est plus noire que le plus pessimiste des scénarios alors envisagés par Michel Bon. La dette enfle entre 1999 et 2000, passant de 14,6 milliards à 61 milliards d’euros. Principale cause : le rachat, à la mi-2000, d’Orange pour 43 milliards d’euros. Au lieu d’être réglé par échange d’actions, la moitié a été payée cash. Cela afin que la participation de l’Etat ne tombe pas au-dessous des 50 %, comme l’impose le statut de l’opérateur. L’investissement paraît pharaonique. Mais, deux ans plus tard, c’est un succès. Orange est le premier opérateur de téléphonie mobile en France, et le second en Europe, derrière Vodafone. Cette filiale affiche, au premier semestre 2002 son premier bénéfice (avant éléments exceptionnels) de 218 millions d’euros et dégage un free-cash-flow opérationnel de 871 millions d’euros.Reste que le poids de la dette de France Télécom s’accroît et qu’une première échéance de 15 milliards d’euros arrive en début 2003. De quoi inquiéter les marchés. Aujourd’hui, les opérateurs sont tous fortement endettés ?” achats de licences UMTS, prises de participations qu’il faut déprécier, etc. Et l’un des moyens utilisés pour réduire cette dette est la vente d’actifs non stratégiques. C’est ce qu’a vigoureusement fait BT, allant jusqu’à céder son parc automobile. France Télécom s’est engagé dans cette voie. Mais ?” toujours à cause de l’effondrement des valeurs ?” il n’en a pas retiré ce qu’il escomptait : les cessions, notamment, de TDF (en partie), de Casema (câblo-opérateur néerlandais) et de biens immobiliers n’ont pas suffi pour stopper la spirale infernale de l’endettement.
Un secteur complet en situation de crise
Cette perte de 12,2 milliards d’euros et cette dette de près de 70 milliards d’euros prennent des allures de catastrophe nationale, masquant les performances de l’opérateur. En effet, en dépit de l’ouverture à la concurrence, il a su garder de solides parts de marché. Au prix d’une réglementation encore souvent avantageuse, avancent certains. Il est vrai qu’il est passé maître dans l’art de “traîner les pieds”. Et le dégroupage, par exemple, qui doit réellement ouvrir la téléphonie locale à la concurrence, n’est guère avancé. Mais en téléphonie mobile, où l’ouverture a plus de dix ans, l’opérateur historique reste en tête sur son marché national. Ce qui n’est pas le cas de ses homologues allemand et britannique. En quelques années, il a su passer du statut d’administration monopolistique à celui d’opérateur international et désormais reconnu par tous.La déconfiture de France Télécom frappe les esprits parce que l’on croyait l’opérateur indestructible. Ce qui lui arrive n’a pourtant rien ?” hélas ! ?” d’extraordinaire dans le monde des télécoms. Outre-Atlantique, il y a longtemps que les opérateurs affichent des pertes et qu’ils licencient à tour de bras ?” AT&T, Sprint, Verizon, Qwest, Worldcom, etc. Sur le Vieux Continent, BT n’est plus que l’ombre de l’opérateur conquérant du début des années quatre-vingt-dix. Son président et son directeur général ont été remplacés. Telecom Italia s’est, lui aussi, trouvé dans le rouge, et trois dirigeants s’y sont succédé en un an. Le Néerlandais KPN affiche des pertes record et a changé de tête. Enfin, Deutsche Telekom a également annoncé des pertes. Il connaît un endettement comparable à celui de France Télécom et a remercié son ancien patron, Ron Sommer. Lui aussi s’est lancé dans des investissement lourds. Il s’est battu bec et ongles pour acquérir l’opérateur de téléphone mobile américain Voicestream (34 milliards de dollars) en début 2001, et il cherche aujourd’hui à le revendre pour desserrer l’étau financier. C’est tout le secteur qui est en crise.C’est pourquoi la comparaison de la situation de France Télécom avec celle du Crédit Lyonnais n’est pas des plus judicieuses. La banque s’était lancée dans des diversifications douteuses, alors que l’opérateur s’est concentré sur son métier. Elle était la seule touchée par sa politique de démesure, alors que France Télécom est pris dans une tourmente qui balaie tout. Toutefois, dans les deux cas, d’aucuns s’interrogent sur le rôle de l’Etat actionnaire, finalement bien peu regardant sur la stratégie des entreprises nationales.
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