Partie 1/4 : « Scarlett »
Novak court. Le quai est désormais désert. La pluie insiste. Les pavés sont luisants et ses baskets couinent de trouille. Il court avec des foulées de 2m02, à une fréquence de trois foulées par seconde, soit 22,1Km/h. Son rythme cardiaque vient de monter à 160 battements/minute, sa sudation frôle les 2 millilitres par centimètres carré de peau. C’est son Ai-Phone qui lui scande tout ça, sans écouteur, par conduction osseuse.
— Novak, tu viens de battre ton record de fractionné. Veux-tu tweeter la nouvelle à tes amis ?
— Derrière, ils sont à combien ?
— Tes concurrents sont à 160 mètres derrière toi. Souhaites-tu définir une ligne d’arrivée virtuelle ? Je te propose le Pont Vinci.
— C’est pas… des concurrents… Scarlett.
166 BPM. Puis 172. Novak fléchit. Il jette un œil aux courbes, qui scintillent directement sur ses Gapple Glass. La ligne de Ph s’acidifie, les calories brûlées flambent. Il songe un instant à couper l’Ai-Phone parce qu’il n’arrive plus à écouter, parce que les indications chiffrées lui polluent le cerveau, parce qu’il ne voudrait faire que fuir, fuir, se tailler — mais il n’ose pas couper. Il est 23h50. Il est seul. Et il a deux hommes en chasse derrière lui. Jeunes, rapides, endurants. Il va finalement pour éteindre son brightphone mais Scarlett est là. Qui parle encore. Qui l’aide. Qui reste objective tandis que lui panique, il le sent, et qu’il a besoin d’être relié à quelque chose, n’importe quoi. Et ce beau n’importe quoi, c’est elle.
Rationnellement, il sait que Scarlett n’est qu’une intelligence artificielle, assez fruste d’ailleurs, qui bugue souvent — programmé avec toutefois assez de finesse pour donner le change, et dont le génie tient surtout à la qualité de la voix, à ses inflexions chaleureuses, émotionnellement chargées, qui ont faite de l’Ai-Phone un carton immédiat, fulgurant. Auquel il n’a pas résisté. Mais là, à ce moment précis, il a juste l’impression d’avoir à portée de main, à portée de voix, une amie authentique à qui il peut tout demander.
— Filme derrière moi…
— Souhaites-tu quelques photos en mode rafale, option portrait de nuit ? Je te suggère le noir et blanc.
— Cadre… les visages… Et lance une recherche… réseau…
Novak n’ose pas se retourner. Il entend le martèlement régulier des pas derrière lui, la foulée sûre, athlétique de ses poursuivants. Pas d’escalier avant 800 mètres, bippe l’app Mapple.
— Tu as de la chance ce soir, Novak. Tes concurrents sont référencés. Il s’agit de Boris Bershov et Davor Suker. Nationalité serbe. 23 et 26 ans.
— Profession ?
— Non répertoriée.
— Profil ?
— Non-archivé. Par ordre de fréquentation, voici la typologie des sites qu’ils ont consultés sur le mois écoulé : sites pornographiques, sites sportifs, forums de hackers…
— Sites hétéros ?
— Sites pornographiques gays en majorité.
Novak a une violente montée d’adrénaline. Il croit que son cœur va exploser. 180 bpm. Un tweet le félicite à la volée pour son record d’endurance. « Tu défonces, mec ! ». L’Ai-phone lui projette son classement sur le sol à cinq mètres devant lui. Il est N°2 désormais parmi ses 21 potes de course.
À sa droite, le fleuve défile comme de l’asphalte liquide. Les lumières viennent s’y refléter, mal, trop mal pour éclairer quoi que ce soit sérieusement. À sa gauche, le mur du quai est trop haut. Alors Novak court.
— As-tu peur ? lui demande Scarlett. Tes datas de sudation, tension et battement cardiaque le laissent supposer. Tu confirmes ?
— Aide-moi !
Mais l’IA reste coi et se remet à égrener les chiffres de l’appli RunRunRun qui tourne en tâche de fond. D’habitude, suivre ses bpm et la réduction continue de sa masse graisseuse rassuraient Novak. C’était comme un rythme, une musique. Là, ça n’ajoute qu’à la panique tant les variables sont hors norme. Il ne gère plus rien. Le fleuve est tout près, le courant presque sonore, il pense un instant se jeter à l’eau. Mais il pense à son brightphone qui n’est pas étanche et aperçoit un tag sur le quai.
Un flash lui revient. Un article feuilleté à la volée sur 01Darknet, qui parlait des vols croissants de brightphones et des façons d’y échapper. Le site listait plusieurs applis spécialisées là-dedans. 911-chaispasquoi et une autre, une française… Oui ! RescueMe !
— Charge-moi RescueMe. Vite ! Et continue à tout filmer !
La barre de téléchargement se matérialise sur le sol pavé et elle lui semble incroyablement longue. Les voleurs, les violeurs — il sait plus, il crève de trouille, sont maintenant à moins de vingt mètres.
— Au secours ! Aidez-moi !
Le fleuve noir continue à couler, impassible, tourbillonnant. Là-haut, sur le pont, on entend le flux erratique des voitures électriques et des tramtubes. L’appli se charge et boote. Dans ses Gapple Glass qui glisse sur l’aile de son nez saturé de sueur, Novak voit une flèche se superposer à la pente du quai, à sa gauche. La réalité augmentée lui précise : « pente à 50°, fuite possible ».
Novak obéit aussitôt, prend son élan et file droit dans la verticale de la pente.
Peut-être que l’appli avait été paramétrée sur sol sec ? Peut-être que les commerciaux n’avait pas réussi à dealer avec MeteoNow pour intégrer la variable pluie à leur algorithme ? Toujours est-il qu’après quatre appuis, Novak ripe sur la pente suintant, se tord salement la cheville et retombe brutalement sur les pavés du quai. L’écran saphir de l’Ai-phone, scratché sur son bras gauche, a résisté. La seconde d’après, il sent le béton glacé d’une pile de pont contre son dos et l’haleine saturée de neuroïne de Davor Suker qui, d’une main, tient un taser sous sa gorge, de l’autre lui malaxe les couilles.
L’app RescueMe propose alors le coup de boule. Novak arme sa nuque mais Davor esquive facilement et lui fracasse la mâchoire d’un coup de coude. L’appli déroule des schémas de parade et de prise au sol sur le verre des Gapple Glass mais Novak n’y pige absolument rien. Il a les yeux qui s’exorbitent et Boris qui lui enlève délicatement ses lunettes pour se les mettre sur le nez…
— Qu’est-ce qu’il mate le beau gosse ? Oh… Des techniques de FreeFight… Clever ! Je vais les essayer live, tiens !
D’un low-kick, Boris balaie Novak qui s’étale au sol. Boris enchaîne par un seoi-kansetsu, une clé d’épaule qui râcle le visage de Novak sur la pierre. Ça pue salement la pisse.
— SaveToTheCloud… résussit à articuler Novak.
— Sauvegarde de l’Ai-Phone en cours, susurre Scarlett.
La suite de cette nouvelle : Novak et son Ai-Phone (Partie 2/4)
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