Jusqu’au milieu des années 1970, l’affaire semblait entendue : hors du noir et blanc éthéré, du cliché monochrome léché, la photo d’art ne trouvait légitimité. La pellicule couleur avait déjà connu son heure de gloire, mais auprès des publicitaires, des photographes de presse… et des estivants en goguette. Un monde de teintes vives, effrontément vulgaires, qui n’aurait pas sa place dans les musées, ni dans les pages “Culture” de la grande presse d’alors.Fils d’une riche famille de planteurs américains, William Eggleston ne s’éloignerait pas, au début, de cet académisme. Ses premiers clichés de photographe “professionnel” (dont une dizaine sont à la Fondation Cartier, qui expose actuellement 250 des meilleures ?”uvres de ce photographe méconnu en France, ou certaines à découvrir sur
www.fondationcartier.fr
), il les réalisera en noir et blanc. Sans doute les plus “fades” épreuves de sa carrière !Lucidité ou excentricité, le jeune homme, au milieu des années 1960, se lance, forcené, dans des expérimentations sur la couleur. Suprême sacrilège, il se met à shooter la plus parfaite banalité, celle des gens ordinaires du sud des États-Unis. Un monde de petits riens qui s’expose au MoMA (Musée d’art moderne) de New York en 1976 (lire, en anglais, l’introduction du catalogue qui accompagna l’exposition, William Eggleston’s Guide, sur
www.masters-of-photography.com/E/eggleston/eggleston.html
), et qui choque la critique, criant à l’infecte trivialité et dénonçant des couleurs incroyablement vives.Vingt-six ans plus tard, la polychromie a définitivement acquis ses lettres de noblesse, et Eggleston, “papy” et grand maître de la photo couleur “artistique”, réussit le tour de force de séduire un spectateur du XXIe siècle saturé d’images criardes, multipliant pour lui-même les clichés polychromes en tous genres. Clé du mystère ? Un ?”il (qui aime se jouer des évidences), des angles de vue irréels (au ras du sol ou selon la perspective d’un insecte vibrionnant), des cadrages inattendus (une dalle de béton…), et un traitement original de la couleur (la technique du dye transfer permet de maîtriser le ton et l’intensité de chaque couleur, traitée séparément). Résultat, des clichés faussement ordinaires, troublants, tels que cette rousse flamboyante, de profil, face à un comptoir, dollars à la main, qui semble madone pénitente plutôt que consommatrice impatiente. Ou cette pâle Américaine surbrushée, robe bleue à la Jackie Kennedy, assise près d’un poteau entourée de chaînes cadenassées : le feu sous la glace ? L’Amérique perverse sous celle puritaine ? Ou l’image d’un conformisme qui enchaîne les âmes ? (Deux images à télécharger, la première sur
www.masters-of-photography.com/E/eggleston/eggleston.html
et la seconde sur
www.salon.com
, taper “eggleston” dans le moteur de recherche). Même le plus banal des clichés (un congélateur ouvert, l’intérieur d’un four vide… à voir sur ce dernier site) s’éclaire d’un sens nouveau, tantôt pathétique (quotidien si quelconque), tantôt poétique (un poisson vivant sur un lit de glace lumineux, composition presque picturale, l’un des derniers clichés d’Eggleston, pris à Kyoto en 2001). L’?”il du maître nous invite à regarder le monde sous un angle inédit, à penser, n’en déplaise à Baudelaire, que le beau n’est pas toujours si bizarre…“William Eggleston “, jusqu’au 24 février à la Fondation Cartier, Paris, 01 42 18 56 50
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