Il y a vingt-cinq ans, sur les bancs d’HEC, des élèves de troisième année écoutaient un prof d’économie déployer un appareil mathématique démesuré pour établir une corrélation entre deux variables mal définies et vraisemblablement mal mesurées.
Une “démonstration” si insupportable qu’un élève se leva pour expliquer que les résultats obtenus étaient largement démentis par d’autres travaux récents qui s’appuyaient sur la courbe de Braxton. S’ensuivit un débat confus où s’affrontèrent dérivées secondes et concepts fumeux. Et personne n’eut le courage d’expliquer au prof qu’Anthony Braxton n’était pas économiste mais jazzman, et que la courbe dessinée par l’élève représentait… un saxophone. L’affaire s’ébruita et la direction supprima sans délai le cours en question. L’élève facétieux, Denis Kessler, est aujourd’hui vice-président du Medef… Mais nul ne sait ce qu’est devenu le prof d’économie.
L’emblème de la nouvelle économie, c’est Carrefour !
D’où parlent les économistes et que cache leur nuage de fumée théorique ? Ils ne savent pas grand-chose, leurs instruments de mesure sont primitifs, et comme leurs prévisions sont souvent fantaisistes, les politiques qui en découlent peuvent être désastreuses : Jean-Paul Fitoussi, qui préside cette année le jury de l’agrégation d’économie, prétend ainsi que des centaines de milliers d’emplois ont été en France inutilement sacrifiés sur l’autel de la politique du franc fort. Comme l’a montré Bernard Maris dans son livre*, l’économiste a dans notre société le statut du médecin au xviiie siècle : il nous raconte savamment des choses invérifiables et substitue la dictature du chiffre au discours politique. C’est pourquoi je réagis à la chronique de Patrick Artus dans le dernier Newbiz (“La nouvelle économie ne pèse pas bien lourd”). Que nous dit Patrick Artus ? Dans un premier temps, il feint de confondre nouvelle économie et secteur des NTIC, ce qui lui permet d’écrire que “le secteur de la nouvelle économie représente 8% de l’économie américaine” ou encore que “le secteur ne représente en France que 4% du PIB”. Or, la nouvelle économie est celle dont la matière première est l’information et le mode d’organisation essentiel les réseaux. Elle concerne et subvertit donc l’ensemble des secteurs industriels et des services. A cet égard, Benetton, Carrefour ou Adidas sont des entreprises plus emblématiques de la nouvelle économie qu’IBM ou Cap Gemini, dont les modèles économiques n’ont pas changé depuis leur fondation.
Son poids et son influence sont donc, au moins en termes de croissance et d’emploi, d’ores et déjà considérables et probablement mesurables pour qui s’y intéresserait sérieusement.
Pour faire bonne mesure et “démontrer” le propos, le jargon prend le dessus et l’on peut lire : “La croissance de la productivité globale des facteurs n’a pas accéléré du tout dans les années 90.” Attention : c’est la croissance qui n’a pas accéléré, pas la productivité globale ! On vient là d’entrer dans un pur discours idéologique, car la mesure des variables concernées, comme la croissance de la “productivité des activités de services” ou la “part de l’intensité capitalistique qui concerne des investissements non immédiatement productifs” est un sujet de polémiques homériques.
Et pour cause : les difficultés de ces mesures sont réelles et leurs résultats politiquement sensibles… Ergoter sur la dérivée troisième de variables que l’on ne sait pas mesurer avec certitude relève au mieux de la conjecture.
La nouvelle donne sape les rentes de situation indues
Le propos se termine par une remarque presque incidente : “En outre, la nouvelle économie exige beaucoup d’emplois, or la main- d’?”uvre risque d’être insuffisante dans la zone euro. Le scénario américain n’est pas près de se produire en Europe.” C’est donc avec la bonne conscience du travail bien fait que Patrick Artus s’adresse à nos trois millions de chômeurs : “Aucun espoir, la nouvelle économie n’est pas pour vous, vous n’êtes pas assez nombreux.” Est-ce de l’inconscience, du cynisme ou de l’inconséquence ? En tout cas, le propos traduit, à lui seul, la position ambiguë du discours de l’économiste au moment même où la nouvelle économie sape les rentes indues et les privilèges des héritiers. A croire que Patrick Artus cherche à retarder les échéances inévitables, à moins évidemment qu’il n’ait toujours pas connaissance de la courbe de Braxton…* Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions, Albin Michel.
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