Nintendo a-t-il prononcé l’arrêt de mort des publicités à l’esthétique Danone, avec sourire Colgate Plus et familles Benetton filmées dans leur salon Ikéa ? L’hypothèse est plausible, tant le principe derrière la Wii U, l’asymetric gameplay ou mécanique de jeu asymétrique, ne se prête guère à des démonstrations télégéniques avec grands gestes à l’écran. Il s’agit même d’un concept plutôt cérébral, quoiqu’il représente, fondamentalement, un potentiel énorme pour le jeu vidéo.
La Wii U, qu’on se le dise, n’est pas qu’une association entre un écran TV et un écran portable. A ce jeu, l’application iPad, de Free, la PS Vita en mode affichage déporté de la PS3, ou prochainement la Xbox 360 et ses interactions avec les tablettes Windows 8 marcheraient clairement sur ses plates-bandes. Or, l’originalité que revendique Nintendo est très spécifique, et concerne bien plus le jeu que le multimédia. Il s’agit en effet de proposer des titres dans lesquels les joueurs s’affrontent sans partir sur un pied d’égalité, sans avoir le même degré d’information, et sans poursuivre les mêmes buts. Abstrait ? Pas tant que ça.
L’héritage de Pac-Man
L’ancêtre industriel de l’asymetric gameplay est bien connu de tous, joueurs comme néophytes : il s’agit de Pac-Man. Dans le célèbre jeu de 1980, le petit gobeur jaune se voit en effet confronté à quatre fantômes qui ne disposent ni des mêmes pouvoirs que lui, ni d’un but similaire, et qui pourtant partagent l’affiche du début à la fin de chaque partie. Alors que le héros de Namco doit manger toutes les pastilles des labyrinthes, les quatre spectres rigolos cherchent à le manger lui. Ils sont plus lents, certes, mais en surnombre : un combat dissymétrique quoique parfaitement équilibré s’engage, et c’est exactement ce qui rend le jeu si prenant, si efficace et si excitant.
Le génie de Pac-Man, Nintendo l’a tellement bien compris qu’il en a livré, en 2003, à la fois une de ses versions les plus géniales et le premier authentique jeu multijoueur asymétrique : Pac-Man VS sur GameCube et GBA. Passé complètement inaperçu à l’époque, malgré une présentation en grande pompe à l’E3 de cette année-là, il préfigurait l’idée centrale de la Wii U : opposer des joueurs en jouant sur le déséquilibre non seulement des forces, mais également du degré d’information. Déjà, un affichage déporté permettait à Pac-Man de bénéficier d’une vue globale du labyrinthe, là où les trois fantômes devaient se contenter de trois fenêtres au champ de vision limité. Impossible à décrire, et pourtant drôle et sans équivalent, Pac-Man VS n’a laissé ses impérissables souvenirs qu’aux happy fews qui ont pu l’essayer. Car malheureusement, pour en profiter, il fallait s’équiper de trois manettes GameCube, d’un GameBoy Advance, et d’un câble de liaison spécial, sans parler du jeu.
Le contresens des éditeurs tiers
Inimitablement drôle, impossible à décrire, et antitélégénique au possible : trois qualificatifs qui vont pourtant admirablement bien à l’asymetric gameplay que Nintendo décide aujourd’hui de promouvoir à grande échelle. Son calcul paraît simple : le défaut de Pac-Man VS, ce n’était pas la qualité du jeu – irréprochable en terme de drôlerie – mais l’équipement nécessaire. Et justement, avec la Wii U, le pari de Nintendo n’est pas tant de se lancer dans la course aux tablettes que d’imposer à chaque possesseur de sa nouvelle console un second écran. Preuve en est : pour le reste, les manettes de l’ancienne Wii seront compatibles !
Dans l’absolu, toutes les utilisations sont possibles, y compris les plus agaçantes, comme son usage systématique dans un jeu d’action pour des mini-jeux gadgets (serrure à crocheter, zoom au fusil à lunettes, etc.). Ces pistes, essentiellement suivies par quelques éditeurs tiers comme Warner Bros. Interactive, avec Batman pour l’instant, risquent de déboucher sur les mêmes écueils que la Wii : trop de gimmicks gratuits qui viennent rompre le rythme, casser l’immersion et qui donnent de la mablette l’image d’un périphérique embarrassant. Pourtant, précision de taille, pas un seul jeu Nintendo n’y recourt de cette façon. Alors, à quoi bon un second écran ? La réponse nous est donnée par Nintendo Land, compilation d’épreuves annoncée hier, le 5 juin, et qui sera le pendant de Wii Sports pour la Wii U.
Nintendo Land, bijou insoupçonnable
Alors, un second écran, pour quoi faire exactement ? Eh bien, comme on commence à le comprendre, pas pour élargir le champ de vision du joueur. Non, très exactement l’absolu contraire : pour bander partiellement les yeux de l’un ou plusieurs d’entre eux. La Wii U vient en effet imposer à certains participants une caméra plus étriquée que celle de ses adversaires. Ainsi, dans l’excellentissime mini-jeu dédié à Animal Crossing dans Nintendo Land, pendant que les trois joueurs sur l’écran TV collaborent depuis leurs petites fenêtres respectives pour ramasser une centaine de fruits en deux minutes, le joueur à la mablette profite de son champ de vision plus large pour disposer ses deux gardiens dans le village, et essayer de surprendre et capturer ses trois adversaires. Abstrait sur le papier, mais enfantin et diabolique manette en main, ce jeu était, sérieusement, l’un des plus joués de tout le booth Nintendo à l’E3 hier ! Il faut malheureusement y jouer pour s’en rendre compte, et c’est d’ores et déjà tout le drame de cette Wii U, qui n’a de Wii que l’esthétique et les Mii.
Nintendo Land, illustration parfaite de l’asymetric gameplay.
Derrière un principe peu évident à décrire, Nintendo est tout simplement en train de faire revivre un certain savoir-faire que l’on croyait cantonné aux jeux de récré ou aux jeux de société. Colin-maillard, 1-2-3 soleil, ou encore Pictionnary ou Taboo, combien de jeux aussi enfantins que géniaux reposent-ils presque exclusivement sur la sous-information d’une partie des joueurs, et la dissymétrie des règles ? Asymetric gameplay, qui consiste à exploiter un second écran pour imposer des règles de jeux comparables, a mille fois montré son efficacité dans les cours d’école et les soirées de campagne entre amis.
La quintessence d’un savoir-faire
Derrière la Wii U, Nintendo est en train de partiellement clore l’ère du motion gaming pour revenir à ce qui est fondamentalement une vieille obsession de la société. Nintendo se contrefiche du form factor, contrairement à Apple. Nintendo se contrefiche de la convergence multimédia, contrairement à Sony. Nintendo se contrefiche d’imposer un centre de collecte de données au cœur de votre salon, contrairement à Microsoft. Non, Nintendo fait ce que la société a toujours fait de mieux que tout le monde. Du jeu de société, maquillé en objet technologique.
Mais il s’agit aussi d’un concept bien trop abstrait pour le grand public et impossible à mettre en scène dans une pub Wii classique. Enfin, un principe terriblement old school, derrière l’emballage technophile qui entoure encore Nintendo. Et la chance, pour une fois, d’être plus agréablement surpris après y avoir joué qu’après avoir vu ses vidéos…
Lisez l’intégralité de notre dossier sur l’E3 2012.
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