Nos imprimantes modernes sont de lointaines cousines de la presse de Gutenberg. Du XVe siècle à nos écrans informatiques, les polices de caractères actuelles sont le fruit d’une riche et passionnante histoire.
C’est dans le Saint Empire romain germanique que Gutenberg invente, entre 1440 et 1450, des caractères mobiles. Ceux-ci permettent d’agencer des textes. On les encre, puis on les presse contre une feuille de papier afin d’en reproduire le dessin : l’imprimerie est née. Quant à la fabrication des caractères, c’est un fastidieux travail artisanal. Pour chacun d’eux, il faut d’abord créer un poinçon, une pièce de métal dur sur laquelle est ciselé le caractère. Celui-ci sert ensuite à créer un moule (une matrice), image “ en creux ” , dans lequel est fondu le métal pour donner naissance au caractère en plomb.
Du gothique au romain C’est pourquoi un ensemble de caractères de même type est appelé parfois une fonte au lieu d’une police, terme plus répandu aujourd’hui. Pour ses premiers caractères, Gutenberg reprend les épaisses lettres gothiques des moines copistes. Mais dès que l’imprimerie commence à se diffuser en Europe, les premiers imprimeurs s’empressent de changer tout ça. Apparaissent ainsi en Italie les caractères dits “ romains ” , plus légers, moins denses, qui correspondent à nos caractères actuels.L’histoire de la typographie et de l’imprimerie retient le nom de Nicolas Jenson, un Français travaillant à Venise, comme le graveur du premier jeu de “ lettres latines ” , en 1469. Trente ans plus tard, Francesco Griffo grave un caractère cursif penché, le premier exemple d’“ italique ” . Son origine est avant tout pratique. La commande émane du libraire et imprimeur Aldo Manuce, dont le souci est d’imprimer le maximum de caractères sur une surface de papier.L’histoire de la typographie, qui ne fait que commencer, s’écrit de la même façon au cours des siècles, en fonction des soucis esthétiques des typographes et des exigences de production
Que fait le serif ? Les empattements aussi appelés serifs désignent l’appui sur lequel reposent les traits qui donnent forme aux lettres. Quand on a décidé de les supprimer, pour des raisons esthétiques, une police sans empattements est devenue “ sans serifs ” , avec des appellations diverses selon les pays : police linéale, antique, bâton, grotesque, ou gothic (mot américain pour grotesque, à ne pas confondre avec les lettres gothiques de Gutenberg). Autant de qualificatifs que l’on retrouve dans le nom de certaines polices, comme Century Gothic ou Comic Sans.
Garamond : L’imposture historique Notre Garamond, celui que nous utilisons dans nos logiciels, est vraisemblablement un imposteur ! A la Renaissance, l’authentique Claude Garamond ou Garamont (vers 1480-1561) travaille chez Robert Estienne, imprimeur officiel de François 1er . Suite à une commande royale, on lui confie la création d’un jeu de lettres grecques. Garamond s’en tire brillamment, en s’appuyant sur l’élégante écriture du calligraphe royal, Ange Vergèce. La fonte est restée célèbre sous l’appellation “ les Grecques du Roi ” .
Par la suite, Garamond réalise de nombreuses polices de caractères romains, et l’excellence de son travail lui confère une grande notoriété. Quelques siècles plus tard, en 1825, on retrouve dans les réserves de l’Imprimerie nationale des séries de poinçons, attribués assez vite à Garamond. Rien d’étonnant à retrouver des caractères vieux de plusieurs siècles : à la mort d’un imprimeur, son précieux matériel était revendu et se transmettait ainsi d’un imprimeur à l’autre. Puis pointe le XXe siècle et un engouement naît pour les réinterprétations des polices anciennes. A l’affût de nouveautés, plusieurs fondeurs américains se servent des caractères trouvés comme modèles pour de nouvelles polices. En souvenir de leur origine, ils les nomment Garamond. Mais en 1926, une historienne américaine, Beatrice Wade, se rend compte qu’il s’agit d’une erreur : les poinçons ont appartenu plus vraisemblablement à Jean Jannon, un imprimeur de Sedan dont le matériel fut saisi et confisqué sur ordre de Richelieu vers 1640. Ce qui n’a pas empêché les polices Garamond de devenir aussi célèbres que leur supposé inventeur, et de conserver leur nom usurpé, même dans leurs déclinaisons numériques. Le Garamond a été utilisé par Apple pour l’inscription de son slogan “ Think different ”
Bodoni : L’amour livresque Fils d’imprimeur, Giambattista Bodoni (1740-1813) commence par travailler au Vatican, avant de rejoindre rapidement le duc de Parme pour diriger son imprimerie. Le travail de Bodoni reflète la passion des livres qui anime le XVIIIe siècle, à l’image de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (éditée de 1751 à 1772). Si Bodoni imprime ses premiers livres avec les caractères d’un autre (ceux de Pierre-Simon Fournier), il en vient vite à créer ses propres fontes. D’élégants caractères, avec des pleins et des déliés subtilement contrastés. Grâce à eux, Bodoni devient l’un des imprimeurs les plus célèbres de son temps. A sa mort, sa veuve fait publier son manuel typographique. Un impressionnant recueil dans lequel il a consigné plus de 200 polices dans une grande variété de corps (à l’époque, un changement de taille impliquait une nouvelle police), ainsi que des caractères étrangers et des ornements
Century : L’impact de la révolution industrielle Theodore Low de Vinne (1828-1914) est un Américain pragmatique. Imprimeur, auteur de livres sur l’histoire de l’impression et de la typographie, il n’aime pas les polices de caractères inspirées de Bodoni. Pas assez lisibles et, surtout, avec des fins déliés trop fragiles ! En cette fin du XIXe siècle, ils ne résistent pas au rythme industriel des nouvelles presses qui débitent livres, journaux et magazines. En 1894, Vinne persuade l’éditeur de The Century Magazine de le laisser travailler sur une nouvelle police. Il demande à son graveur, Linn Boyd Benton, de créer des caractères avec des déliés plus épais et un empattement plus prononcé. La nouvelle police, nommée Century, rencontre un vif succès. Des variantes suivront, dont la Century Schoolbook (1924), très connue en Amérique du Nord, et dessinée par le fils de Benton, Morris Fuller Benton. Il signera de nombreuses autres polices populaires, comme la Bank Gothic (utilisée dans les films de science-fiction), et l’ATF Garamond, une réinterprétation moderne des caractères (supposés) de Garamond
Times New Roman : Le style britannique Quand on lui propose, en 1929, de moderniser la typographie du Times , le quotidien britannique de référence, Stanley Morison (1889-1967) prend les choses très au sérieux. Le cofondateur de la revue The Fleuron , consacrée à la typographie, consacre deux années à une étude complète de la typographie du journal en fonction du type d’article et même des encarts publicitaires. Morison veut à tout prix améliorer la qualité d’impression du Times au point de la rendre comparable à celle d’un livre. Il part de la police Plantin et dessine des empattements plus marqués. Le 3 octobre 1932, le journal sort son premier numéro avec la nouvelle police. La précédente typo étant connue sous le nom de Times Old Roman, la nouvelle est nommée Times New Roman. Elle sera utilisée par le quotidien jusqu’en 1972. Très appréciée, la Times New Roman, bien équilibrée, confère un aspect sérieux, “ officiel ” , au texte
Helvetica : Le texte avant tout Dans les années 50, la fonderie Haas à Münchenstein, en Suisse, veut moderniser ses fontes héritées du XIXe siècle. Le dessinateur de la maison, Max Miedinger (1910-1980) se met au travail. Il veut concevoir une fonte aussi “ neutre ” que possible : sans fantaisie, elle ne doit pas perturber la lecture, ni influencer le lecteur dans son approche du texte. Miedinger choisit une police de 1880, la Schelter Grotesk, et en sort en 1956 sa réinterprétation : la Neue Haas Grotesk. Quand la maison mère, située à Francfort, décide de commercialiser la fonte à l’international, elle la rebaptise Helvetica en souvenir de son origine suisse. Le succès est phénoménal, notamment par le biais des ordinateurs Macintosh sur lesquels l’Helvetica est disponible. De nombreuses imitations la suivront, dont l’Arial de Microsoft
Futura : Résolument contemporaine Peintre de formation, l’Allemand Paul Renner (1878-1956) est proche du mouvement artistique du Bauhaus. Plutôt qu’une mise au goût du jour des anciennes fontes, il prône la création de caractères résolument contemporains. C’est ainsi qu’il dessine en 1927 la police Futura pour la fonderie Baer. Exit ornements et décorations, Futura se distingue par la disparition des empattements et une épaisseur uniforme des traits des caractères. C’est la première police “ sans serif ” (voir encadré page 29) . Son aspect géométrique indique clairement que l’on a affaire à une police “ machine ” , alors qu’auparavant les typographes essayaient de rappeler l’écriture manuscrite. Mais jugeant ces formes trop radicales, Baer aurait retouché la police avant son exploitation commerciale. Ce qui n’empêche pas Futura de satisfaire les graphistes du monde entier. Son succès est tel qu’elle a inspiré nombre de polices, comme la Century Gothic
Verdana : Aussi lisible sur l’écran que sur papier Avec le développement des ordinateurs et des écrans, l’objectif de la typographie change. Il ne s’agit plus seulement d’imprimer de belles lettres sur du papier, mais de les rendre aussi lisibles et agréables à l’écran, selon le principe cher à l’informatique, “ ce que vous voyez à l’écran, c’est ce que vous obtenez ” ou “ wysiwyg ” (“ what you see is what you get ” ). C’est pourquoi Microsoft est à l’origine de nombreuses polices. L’un de ses dessinateurs de prédilection s’appelle Matthew Carter (né en 1937). Le parcours de cet Anglais est emblématique de l’évolution de la typographie. Fils d’imprimeur, il manipule très tôt des caractères en plomb, grave des poinçons, avant de s’attaquer à la photocomposition. C’est lui, par exemple, qui a créé pour Linotype la police de l’annuaire téléphonique d’AT&T. Quand, au début des années 80, la vente de matériel classique de typographie décline, Carter n’hésite pas. Il fonde, avec d’autres anciens collègues de Linotype, l’une des premières fonderies numériques, Bitstream. En 1994, Carter travaille avec Microsoft à la mise au point de plusieurs fontes, créées spécialement pour les écrans. Parmi elles, Verdana (police sans serif), dont le nom serait une référence à la verdoyante région de Seattle, disponible dans Windows à partir de la version 95. D’autres polices connues des utilisateurs de PC sont à porter au crédit de Carter, comme Georgia (avec serif cette fois) et Tahoma. Microsoft est DR aussi à l’origine de polices plus fantaisistes, comme la Comic Sans qui, après les nombreux abus d’utilisation dont elle a été victime, ne trouve pas grâce aux yeux des graphistes
Palatino : L’hymne à la calligraphie Le nom de cette police est un hommage à Giambattista Palatino, auteur d’un manuel d’écriture au XVIe siècle. Pour Hermann Zapf (né en 1918), son créateur, c’est l’aboutissement d’une série de hasards. Quand il quitte l’école en 1933, l’année où Hitler accède au poste de chancelier de la république de Weimar, Zapf veut devenir ingénieur électricien. Mais son père, syndicaliste, est dans la ligne de mire du nouveau pouvoir. Il perd son travail et est envoyé un temps au camp de Dachau. Zapf cherche donc un apprentissage, et devient, en dernier recours, retoucheur chez un imprimeur de Nuremberg. En 1935 se tient dans la ville une exposition consacrée à la calligraphie. Pour Zapf, c’est une révélation. Il s’exerce dès lors à l’art de dessiner des lettres, y consacrant tout son temps libre, écumant la bibliothèque municipale sur le sujet. A la fin de son apprentissage, Zapf part à Francfort où il fait la connaissance de Gustav Mori, un historien de l’imprimerie. Lequel lui permet d’entrer en contact avec la fonderie de caractères D. Stempel AG et le fabricant de matériel d’impression Linotype. Zapf crée pour eux sa première police en 1938, la Gilgengart. A l’issue de la seconde guerre mondiale, il devient directeur artistique de Stempel. C’est alors qu’il dessine, en 1948, la police Palatino, DR expression de sa passion pour la calligraphie, fidèle à l’esprit de la Renaissance. Son succès lui vaudra d’être copiée, l’une des plus célèbres imitations demeurant la police Book Antiqua. Zapf créera d’autres polices, dont la police de symboles Zapf Dingbats
Et aussi… www.typographie.org Le site Typographie & Civilisation se consacre à l’histoire de l’écriture, de l’imprimerie et des caractères typographiques.
Deux livres abordables Typographie : Du plomb au numérique, de Jean-Luc Dusong et Fabienne Siegwart, Dessain et Tolra.
From Gutenberg to Opentype, de Robin Dodd, Hartley & Marks Publishers (en anglais, mais richement illustré).
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